1944

Ils ont débarqué !

Ce matin, il fait doux, les fleurs s’égaillent dans le jardin en pagaille, un oiseau passe en criant, le chat s’étire sur la terrasse. Je rêve… Et comme tous, aujourd’hui, en 1994, parlent de libération, je laisse voguer au fil de mes souvenirs, ce temps de ma petite enfance … J’avais quatre ans.

 

Lillois, 1944. Papa installe un fil entre le mur de l’étable et celui de la maison avec de gros crampons. Je me demande s’ils n’existent pas encore ? Comme à la ferme, c’est le boulot qui prime avant tout, j’imagine que c’est une nouvelle corde à linge. Plausible : Maman ne devra plus courir au jardin pour mettre sécher le linge ; la buanderie est à deux pas. Mais voilà, il est si haut, ce fil, que je ne pourrai jamais aider Maman… Et même elle, il lui faudra sûrement une échelle ou tout au moins une chaise pour y arriver ! il faut quelques éclaircissements …

  • Non, dit Papa, je vais te le dire, mais tu dois te taire et ne le répéter à personne, c’est une antenne pour le poste.
  • Ah ? Et pourquoi ne peut-on pas le dire ?
  • Nous allons écouter Londres, car ils vont débarquer ! …
  • ???

 

Et on essaye d’écouter Londres. Crch crch … Tiou tiou tiou … De toute façon, je n’y comprends rien. Les prunes sont cuites, la confiture est prête. Que de choses étranges dans ce monde des grandes personnes. Seule me reste dans l’oreille la voix qui venait de Londres. Qui étaient ces « ils » dont ils parlaient en chuchotant ? D’où venaient-ils ?

Ils viendraient en traversant la mer que je n’avais jamais vue.

 

Dans le ciel

Papa expliquait avec Roger que là-bas, de l’autre côté de la mer, les falaises étaient blanches, qu’il y avait du brouillard, car « les autres » étaient encore très forts. Les avions venaient de là-bas, on les appelait « les avions de la RAF ».

Des « forteresses volantes » nous survolaient, accompagnées de chasseurs qui les protégeaient. Elles volaient bas et nous faisaient trembler à l’intérieur. Papa et mon grand-père commentaient :

  • Ils vont pilonner l’Allemagne. Ils volent bas pour ne pas se faire repérer par les radars.

Et si les allemands les attaquaient ? Et si elles laissaient tomber leur chargement sur nous ? Elles étaient si bas ! … On avait déjà vu ça, une nuit où les anglais avaient mitraillé le train à 500 mètres de chez nous et que nos parents nous transbahutaient d’un côté à l’autre de la chambre pour éviter les rafales des mitrailleuses. Et une autre fois, un après-midi, quand j’avais deux ans et que je faisais la sieste.

  • Non, pas d’angoisse, c’est pas pour nous, la guerre est presque finie.

 

Une armée blanche

Ah ouiche ! La guerre est presque finie : quelques nuits plus tard, « ils » sont venus voler les cochons. Mais comment étaient-ils entrés ? Alors que tous les soirs, Papy faisait le tour, son gros trousseau de clés à la main ; il fermait toutes les portes, bergerie, poulailler, porcherie, étable, écuries, et les deux barrières. Le carré était reformé, le monde de mon enfance pouvait dormir en paix, Papy avait fermé les portes et lâché le chien.

Et voilà, malgré cela, « ils » étaient entrés, avaient tué les cochons sur place, les avaient traînés dans la prairie jusqu’au Vert chemin et puis, Ffft, plus personne, plus de traces …

Qui étaient-ils ? Papy et les autres accusaient l’armée blanche. En v’là une autre, à présent ! Je connaissais l’allemande, la belge, la française, dite en déroute, l’anglaise qui se trompait de cible, et la japonaise qui avait massacré l’américaine à Pearl-Harbour ; l’italienne et celle de Rommel en Afrique, enfin, …, dans le désert. Première fois de ma vie que j’entends parler de cette armée-là. Ils pestaient, à cause de la perte des deux cochons, mais ne semblaient pas trop inquiets par cette armée qui « travaillait » dans l’ombre.

  • A quoi faire ?

Il valait mieux que les petites filles ne s’occupent pas de ça !

On renforça la porte extérieure par une barre de fer, bien lourde et bien solide, posée dans des encoches tout aussi solides, avec Papy, tout était toujours très costaud ; c’était réparé. On n’entrerait plus, sinon, « i pèrdrinent leû fusik ! » Un double canon de chasse, je l’avais vu ! Rassurée par leurs bonnes paroles, et le fusil, je repris mon bon sommeil.

 

Les curieuses machines dans le ciel

Un jour, ça y est, ils ont débarqué. Chez nous, ils sont contents, mais pas très sûrs de la chose, parce que cet été là, de curieuses machines envahissent le ciel. C’est une nouvelle arme, cela s’appelle V1. Ces avions font un drôle de bruit, leur moteur ne tourne pas bien. Papa me prend à part un après-midi où il en passe un pour me dire que quand j’entendrai le moteur de ces engins s’arrêter, je devrais vite courir à la cave. Cette cave où Marraine ne veut pas descendre en cas d’alerte, de peur d’être ensevelie, et où nous descendons sans remords, l’abandonnant en haut sous son plafond en béton du vestibule. Egoïstement, je pense – pas trop rassurée – que nous jouissons d’une double protection puisqu’elle est là-haut, et qu’elle pourra nous tirer d’affaire en cas d’éboulement.

Voilà justement que ce sale engin cale son moteur. Mon cœur suit et cale aussi, mes jambes se font toutes molles. Puis, il redémarre. Ouf ! Ce n’est pas pour nous !

Si vous voulez mon avis de petite fille, ces V1 ne me paraissent pas très sérieux, ils sont bourrés de vieilles ferrailles, même des fers à repasser, toutes sortes de choses qui peuvent faire mal et même tuer, mais ils sont sans pilotes. Comment voulez-vous que ça marche ? Leur moteur cafouille, rien à voir avec les forteresses volantes et les chasseurs.

 

Les américains sont là

Je l’avais bien deviné. Les voilà, ils sont là, les américains. Les tanks, les Jeeps en file sur la route, il y en a jusqu’au « Tabarin », toute une colonne. Au coin de la grange, avec Papy, je regarde ; ils m’enlèvent, je passe de bras en bras, ils sont grands, ils ont des casques avec des filets, ils rient et ils ont de grandes et belles dents. Je vole, et ils m’emmènent vers un tank tout fleuri de roses roses. J’ai un peu peur de ce tank et je demande à retrouver les plus petits mais très solides bras de mon grand-père. Je suis très fière d’avoir vu un tank de près.

Quelques jours après, Papy distribuait de la bière à un camion d’anglais. Il m’envoya chercher des provisions à la cave. Etienne reçut et mangea, sans les chiquer, tous les « chewing-gum », ce qui me sembla un crime de lèse-chewing-gum. Ils étaient comme ceux que l’on reçoit dans les pompes à essence actuellement. Ils avaient un délicieux goût de menthe et duraient très longtemps, mais ne pouvaient en aucun cas être avalés. Pauvre petit frère qui venait de les avaler et sans doute pauvre Michelle qui avait raté la distribution !

Il y eut après cela encore d’autres inquiétudes, la guerre n’était pas finie. Parfois, je pense à ces soldats si souriants dont je garde le visage en mémoire. Que sont-ils devenus ? Ont-ils pu regagner leur pays ? Sont-ils encore vivants ? La bataille des Ardennes ne les a-t-elle pas fauchés ? Pourquoi ? Pourquoi ? Et comment bâtir un monde de fraternité et de liberté ?

Se battre pied à pied, avec le cœur et la tendresse contre les formes d’intolérance et d’injustices, contre la misère du monde. Garder volonté d’espérance en ce « bon » qui existe en tous.

 

Cré nom di dji ! … sâroût timps dè r’lèver nos mantches èyè d’ratchî dins nos mains !!!

 

Michelle Plasman