Stalag I A
Oncle Paul Meurs en captivité
En campagne
J’avais été démobilisé et mis en congé fin décembre 1939. Le 10 mai 1940, j’ai reçu l’ordre de rejoindre mon régiment du côté de Gand. J’ai pris le train, qui a été plusieurs fois arrêté et dévié, et on est arrivés à Tielt. Là, on m’a donné mon paquetage. J’ai reçu des cartouchières, mais jamais de fusil ! Nous étions un peu à l’abandon. Finalement, nous avons été regroupés pour former une batterie. Mon poste était conducteur des chevaux qui tiraient le canon. Mais après une visite médicale, à cause de mes rhumatismes articulaires, je me suis retrouvé comme servant au canon. Nous avons formé le convoi sur la place de Tielt et, finalement, j’ai été remplacé : on m’a envoyé comme homme à tout faire à la cuisine.
Nous avons été chargés dans un train en partance pour Dunkerque. Là, le commandant a demandé de la nourriture aux français. Ceux-ci ont refusé : ils voulaient d’abord nous faire monter en ligne. Dans ces conditions, le commandant a refusé, et nous nous sommes débrouillés avec ce que nous pouvions trouver. Nous avons subi le bombardement de Dunkerque, après quoi on nous a réexpédiés en Belgique, où nous avons été mieux encadrés. J’ai passé mon temps à la cuisine jusqu’à la capitulation. Notamment, je conduisais un tombereau avec lequel on transportait le ravitaillement.
Prisonniers de guerre
Au moment de la capitulation, je me souviens qu’on logeait dans une école aux environs de Renaix. Une femme a voulu me faire entrer chez elle, et elle me proposait des habits civils, mais j’ai refusé, car on nous regroupait par régiments et on disait que nous allions être libérés ; nous attendions « le cachet ». Nous sommes restés un jour ou deux sur place, puis on nous a fait monter dans un convoi ; mon ami Albert Huque et moi avons pris place sur une cuisine ambulante jusqu’à Termonde. C’est là que nous nous sommes rendus compte que nous étions prisonniers.
On nous a mis dans des wagons vicinaux destinés aux marchandises jusqu’à la frontière hollandaise. Nous avons logé dans un dépôt de trams et c’est en tram qu’on nous a conduits jusqu’aux bateaux, des péniches, qui nous ont emmenés en Allemagne, sur le Rhin. On nous a donné deux pains blancs, et le voyage jusqu’à Emmerich a duré deux jours et deux nuits.
Le stalag aux confins de la Lituanie
Dans la caserne, nous étions nombreux, regroupés par 40, avec un responsable pour la nourriture. Nous avons eu un pain pour 5 et de la soupe. Une partie des prisonniers a été rapatriée par train. J’ai été dirigé vers le Stalag 1 A [Stalag vient de Stammlager, « camp principal »], dont le camp de base était à Stablack, près de Königsberg, ville de Prusse orientale, située au-delà de la Pologne [notamment le couloir de Dantzig, en polonais Gdansk]. La ville a été attribuée à l’URSS lors des accords de Postdam et est devenue Kaliningrad en 1946. On est tout proche de la région de Memel [Klaïpeda] disputée entre la Lituanie, l’URSS et l’Allemagne.
Nous avons été immatriculés et nous sommes restés plusieurs jours au camp principal. Au début du mois de juillet, nous avons été répartis en « kommandos » ou groupes de travail, et dirigés vers Heidekrük. Le centre du kommando était Kreis. On avait demandé des terrassiers, mais l’interprète a mal traduit par « fermier », et c’est ainsi que je me suis d’abord retrouvé à construire une route, aménager les fossés, les écoulements … Par la suite, les agriculteurs de l’endroit venaient échanger leurs travailleurs prisonniers contre des fermiers de métier. Mais beaucoup se proposaient pour l’échange parce qu’ils espéraient une meilleure nourriture. L’hiver, j’étais toujours à charger du gravier que les fermiers devaient transporter dans leurs charriots.
En mai 1941, j’ai du travailler aux champs de tourbe. Ensuite, nous avons été remplacés par des russes ou des polonais.
Le travail dans les fermes
En août 1941, nous avons été dirigés par petits groupes dans les fermes. Du 15 août à la Toussaint, j’ai gardé les vaches : il n’y avait pas de clôtures aux prairies. Le matin, on me conduisait, ce n’était pas loin de la ferme, et je recevais une tartine pour 9 heures. On m’apportait le dîner, et le soir, vers 4 heures et demie 5 heures, la fermière et sa fille venaient traire avec moi les 17 vaches. Je recevais encore un bol de lait et une tartine. A 7 heures, nous rentrions à la ferme avec les cruches sur une charrette à bras.
A la Toussaint, j’ai été dirigé vers une ferme où je travaillais seul, mais nous étions cantonnés, Albert et moi, avec deux français, dans une vieille maison du village. La place était un peu juste. L’aumônier des camps venait parfois nous voir. Nous y sommes restés jusqu’en juillet 1944.
La ferme faisait 10 hectares avec 4 vaches et 2 veaux. On y cultivait du seigle et de l’avoine. Surtout, il y avait l’élevage des oies. Tout l’hiver, il fallait « carder » les plumes pour le duvet. On plumait les animaux à sec et il fallait d’abord séparer les petites plumes duveteuses des autres. Pour celles-ci, il fallait arracher la partie duveteuse de ce qui était dur.
C’est un pays où il peut faire très froid ; les températures de moins trente étaient courantes, et cela descendait parfois jusqu’à moins quarante. Il y avait régulièrement un mètre de neige. Il fallait donc aussi couper du bois, déraciner les souches, faire des meules de fagots.
Les rapports avec les habitants étaient corrects : il y en avait plus de bons que de mauvais. Nous étions respectés, pourvu qu’on travaille, et nous recevions notre nourriture à la table des fermiers. Nous mangions à peu de choses près la même chose qu’eux : du pain, du saindoux, etc.
La famille des fermiers
La fermière, Hélène Micheel, mais on disait Lina, m’a écrit après la guerre parce qu’elle voulait retrouver un frère resté prisonnier par ici. Il est finalement rentré après un an, et elle m’a écrit à nouveau pour me le dire. Plus tard, la famille a fuit l’Allemagne de l’Est, avant la fermeture du « rideau de fer ». Ils avaient vendu leur ferme et leurs petits biens. Elle est venue jusqu’à Obaix en 1956.
Des choses restent gravées dans ma mémoire, comme la mort de la grand-mère : on l’avait déposée dans l’aire de grange pour qu’elle soit « au frais ». Le jour de l’enterrement, je suis allé avec le grand-père au cimetière qui était un monticule de sable parce qu’on ne pouvait pas creuser profondément sans atteindre la nappe d’eau ! Elle a été placée entre deux de ses fils, et ma bêche est passée à travers le cercueil de l’un d’eux. Il en est tombé une poignée de poussières…
Le grand-père était débrouillard et savait tout faire. Il m’a appris des trucs de bourrelier, pour réparer les « goreaux » [ndlr : les colliers des chevaux]. Il fabriquait des briques de terre et il a lui-même ajouté ainsi une épaisseur aux murs de sa maison.
L’Arrivée des russes en 1944
En juillet 1944, nous avons évacué une première fois : les russes arrivaient. Il fallait faire des tranchées. En septembre, nous avons été affectés à une autre ferme. Nous étions cinq, Albert était toujours avec moi. Cette ferme avait 5 chevaux et 20 vaches. L’un de nous s’occupait des cochons.
En janvier 1945, l’exode a repris. Les allemands fuyaient et avaient très peur. Les français sont partis pour leur compte, ils ont pris le risque. Albert et moi sommes restés avec les fermiers : la femme, ses filles et un gamin. Ils n’auraient pu conduire les chars. Je ne sais plus exactement les directions que nous avons prises, sauf pour Lodsen, Lòdz en Pologne, un peu plus bas que Varsovie et plus à l’ouest. Je vois une plaine avec quatre routes en croix. Trois convois se rejoignent en une énorme colonne, comme les affluents d’un fleuve, et les fermiers qui s’efforcent de rester groupés par villages.
En fin de compte, nous avons été rattrapés par les russes le 17 février. Alors, nous avons été conduits dans toutes sortes de directions. Certains prisonniers ont été rapatriés plus vite parce qu’ils savaient marcher. Moi, j’avais un pied blessé à cause d’une mauvaise godasse et je n’ai pas pu suivre. Je suis resté en arrière avec d’autres que je ne connaissais pas et j’ai d’abord abouti dans un camp duquel les prisonniers avaient été évacués. Il était occupé par des russes blessés ou malades. Pour finir, nous avons été soignés, nous étions « sauvés » : la vie avait changé, nous recevions des soins et de la nourriture. Nous étions déjà début avril ! La nuit, nous devions aller à deux chercher de l’eau à la rivière, avec un cheval et un tonneau. Nous faisions deux à trois voyages sous la garde d’un soldat russe. Pourquoi cela se faisait-il seulement la nuit, je n’en sais rien.
Nous avons beaucoup souffert avec les russes. C’étaient de vrais sauvages : ils sortaient de leurs cabanes misérables où ils n’avaient rien, aucun confort. Ils découvraient tout et ils étaient comme fous. Ils dévalisaient tout ce qu’ils pouvaient. Ils embarquaient les meubles pour leur pays. Ils dépouillaient tout le monde. « Ur ! ur ! », « heure ! » Ils ne connaissaient que ce mot là, et ils réclamaient les montres pour leur pays. Ils arrachaient les bagues, les bijoux, et même les dents en or ! J’avais laissé pendre ma montre, suspendue à sa chaîne, dans mon caleçon, et elle a échappé à une première fouille. C’était une bêtise, car ils ont quand même fini par la trouver et c’était courir un risque insensé : comme je ne voulais rien donner, je me suis retrouvé avec le canon du pistolet sur l’estomac, poussé vers un fossé. J’ai bien cru que c’était fini. Ils fouillaient les porte-feuilles, détruisaient les photos. J’ai quand même pu sauver le mien, qui me venait de mon grand-père Théodore Mainil. Les Allemands, au moins, avaient respecté nos objets personnels.
J’aime mieux quatre ans chez les Allemands qu’un mois chez les Russes !
Nous avons été conduits dans une caserne, une dizaine de Belges et de Français, et nous partagions une écurie avec des prisonniers allemands, eux d’un côté, nous de l’autre. Il n’y avait pas de communication entre nous ; pourtant, nous avions appris suffisamment leur langue. Nous les ignorions, pas de partage. Nous recevions peu à manger : du café le matin, du pain, de la soupe. On profitait de la corvée patates pour manger des pommes de terre crues. Une sentinelle nous embêtait : elle nous reconduisait de la cuisine à notre paillasse et venait nous rechercher aussitôt, pour rien, par plaisir. Un jour, on est venu nous dire que, si nous pouvions marcher 25 km, nous pourrions prendre le bateau. A mi-parcours, on nous a fait rebrousser chemin en disant qu’il n’y avait pas de bateau : je ne sais même pas si c’était vrai.
Au début de mai, tous les prisonniers qui restaient ont été rassemblés et logés dans des maisons. Nous allions dans les campagnes ramasser des betteraves qu’on trouvait encore, et que nous faisions cuire dans des baignoires en zinc récupérées dans les maisons bombardées. On obtenait un sirop qu’on mettait sur notre pain. D’autres groupes sont venus nous rejoindre via la caserne d’Insterburg où on les regroupait.
Le retour
Le 27 juin, nous sommes partis d’Insterburg. Nous avons fait 25 km à pieds vers Gumbinnen, puis un voyage en train qui a duré deux ou trois jours, je ne sais même plus exactement, et nous avons été remis aux autorités anglaises. Encore un jour de train vers la Hollande où nous sommes restés deux jours pour la « désinfection ». Après quoi nous avons été expédiés vers Herbestal où on nous a fait passer un interrogatoire. C’était le 3 juillet. J’ai été démobilisé et j’ai reçu 500 francs.
A partir de là, on ne s’occupait plus de nous, il fallait se débrouiller. Pour aller de Bruxelles-Nord au Midi, on ne nous a pas fait payer le bus, sans doute parce qu’on voyait bien qui nous étions, dépenaillés, avec des pièces provenant de tous les uniformes : belges, français, russes, anglais… Je suis allé au local de la JOC pour téléphoner. D’abord chez le cousin Piette de Bruxelles, pour qu’il prévienne à Obaix avec ménagements.
Puis à Baulers. Odile faisait le pain. Elle a couru jusqu’à la gare et elle est arrivée à Obaix avant moi. Lorsque je suis arrivé à 1h ½ elle m’attendait avec François et « Petit Paul » dans ses bras. Il y avait une dizaine de prisonniers qui rentraient à Pont-à-Celles, et tous les bras qui s’agitaient à la fenêtre, cela faisait du mouvement !
Nous sommes revenus par le sentier qui traverse les prairies, par le moulin, mais les nouvelles vont vite ! Quand nous sommes arrivés à la maison, il y avait déjà des gens qui venaient aux nouvelles.
Le curé Cuvelier est arrivé. Je me suis mis à genoux devant lui pour demander sa bénédiction.
Récit recueilli par JF Meurs
1990, 50 ans après