Jehan le Victorieux et la victoire de Wörringen
Comme ancêtre de Jean sans peur, Jean 1er Duc de Brabant et de Limbourg figure dans la généalogie Meurs. Ce portrait trouvé dans le « Rif tout dju » de janvier 2007 me paraît vivant et suggestif. À la fin de l’article, on trouve un tableau généalogique de cette famille.
Jean-François Meurs
En 1261, quand mourut le duc Henri III, son fils aîné, infirme de corps et d’esprit, fut exclu de la succession au profit du cadet. Le poil blond, les yeux bleus, très vifs, Jehan était un solide athlète, casse-cou mais chevaleresque, rimeur distingué mais politique sagace et administrateur équitable. Il était de première force aux sports de son époque, épée, lance, chasse à courre. Les guerres étaient fréquentes en ce temps-là, mais courtes et dans l’entretemps, le duc courait les tournois en France ou en Allemagne. Quand il entrait en lice, bannière claquante, avec son escorte d’écuyers et de ménestrels, aux accents vibrants des trompettes, c’étaient remous, froufrous et commérages dans les tribunes pavoisées où les nobles dames et gentes demoiselles se penchaient pour mieux voir.
Il régnait depuis quelque dix ans quand on lui rapporta que sa sœur Marie, reine de France, était inculpée d’avoir empoisonné le dauphin, né d’un premier mariage de Philippe le Hardi. Cette nouvelle mit Jehan en verte rage, grinçant des dents et rompant en petits morceaux un bâton qui se trouvait là. Jurant de venger l’honneur de sa maison, il bondit en selle et fila vers Paris, suivi d’un seul valet. Le ménestrel qui rima plus tard ses exploits, conte qu’il arriva chez sa sœur déguisé en moine, et la confessa de ses péchés. Convaincu de l’innocence de Marie, il s’en fut à la cour provoquer en combat quiconque oserait en douter. Qu’on s’imagine ce géant blond surgissant au vieux Louvre et jetant sa défroque pour se dresser en cotte de mailles, l’arme au côté, l’œil brillant de colère. Dans Lohengrin, le héraut et les trompes doivent lancer trois fois leur appel, afin que vienne « un chevalier pour Elsa de Brabant », mais ici, le champion s’en vint de lui-même. Son beau-frère, le roi Philippe, l’apaisa d’ailleurs incontinent car l’affaire avait fini par un non-lieu pour la reine, et son accusateur finit ses jours au bout d’une corde à Montfaucon.
Mais nous avons dit que Jehan gouvernait bien, et défendait avec intelligence les intérêts des Brabançons. Grâce à la grand’route de Bruges à Cologne, transitaient par Bruxelles et Louvain les draps de Flandre, les brocards florentins, les vins d’Espagne et de Porto, les produits d’Angleterre et d’Orient débarqués sur les quais de Bruges, tandis qu’à l’inverse arrivaient les gros chargements de blé venus des plaines de l’Europe Centrale et les merveilles des armuriers liégeois. Le Brabant avait donc intérêt vital à voir régner la paix et la sécurité sur toute la rive gauche du Rhin. Ce n’était pas le cas, et le duc était obligé d’intervenir à tout propos dans les querelles des seigneurs rhénans.
Survint l’affaire de la succession du Limbourg. Ce duché était une sorte de petit territoire stratégique autour de la vieille ville de même nom, perchée sur un rocher qui domine la Vesdre et les hauts plateaux ardennais. Comme toujours au Moyen Âge, cette succession provoque un merveilleux imbroglio de droits contradictoires, d’ambitions et de rapacités. Le duc de Brabant s’empressa de racheter les droits de l’héritier légitime, trop faible pour les faire valoir lui-même.
Jehan partit au début de 1288. A Maestricht, les Rhénans tentèrent de l’arrêter par de nouvelles palabres, mais bientôt ils se dérobèrent. Jehan se mit à leurs trousses et marcha vers Cologne. Son arrivée au Rhin se fit en grande joie, les chevaliers menant leurs destriers jusqu’au poitrail dans l’eau du fleuve, en poussant des hurlements d’allégresse. Puis, on investit la forteresse de Wörringen, au Nord de Cologne, ce qui força les rhénans d’accourir à la rescousse.
Le 4 juin, Jehan de Brabant et ses quinze mille hommes acceptaient la bataille contre vingt-cinq mille adversaires. Le duc avait groupé au centre la fleur de sa chevalerie, aux ailes ses alliés. Les chevaliers attendaient le choc sur leurs étalons frémissants. Jehan leur cria : « Je vous devancerai tous, étant le mieux monté. Vous aurez soin que je ne sois pris ni par derrière, ni par les flancs. Pour ceux qui me viendront en face, c’est affaire à moi : je me battrai à mon honneur. Que si vous me voyez tourner bride ou me rendre, je vous enjoins à l’instant de m’occire ! ».
L’attaque, déclenchée à cinq heures du matin, se dessinait à l’aile gauche. Jehan perdit patience, réclama sa bannière, et partit, panache au vent, les lions d’or brillant sur le champ de sable de sa cotte d’armes. La chevalerie chargea derrière, en masse bien serrée. Le choc : grands cris, bruit de ferraille, les grandes épées brandies à deux mains tombent drues sur les heaumes. La mêlée est ardente et longue.
À trois heures, les trompes de Brabant éclatent, triomphales. Jehan le victorieux inclut dans son blason le lion rouge de Limbourg et prend pour devise nouvelle : « Louvain au riche duc, Limbourg à qui l’a conquis. »
Dans un tournois, six ans plus tard, soit en 1294, il reçut un coup de lance au bras. L’infection se mit dans la blessure et fit périr, en pleine force, Jehan 1er, duc de Brabant.
Jean Marin, article dans La Libre Belgique
Reproduit dans « Rif tout dju » n° 461, janvier-février 2007