Joseph Meurs, fils de Jean-Baptiste :

Une fameuse gifle pour le fils prodigue

C’est l’histoire d’un enfant qui avait la bougeotte et qui est allé au Tonkin. Tribulations d’une famille de fermiers entre 19ème et 20ème siècles.

Joseph Meurs
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Joseph MEURS, fils de Jean-Baptiste MEURS et Adèle MATOT, est né à Ittre le 12 août 1866. Son frère Léon est né à Ittre le 21 janvier 1869. La mère, Adèle, est décédée le 8 août 1870, peu après avoir accouché d’une fille mort-née. La condition d’orphelin explique peut-être le caractère instable et quelque peu « fantasque » de Joseph …

« L’esprit du voyage me domine »

Mais revenons à Joseph, « personnage principal » de notre récit. Dans la famille, on se souvient du « tonkinois », un homme jovial et fantasque. Un « olibrius », selon l’expression qu’utilisait habituellement son demi-frère Jules Meurs. Il avait en tout cas le goût des voyages. C’est probablement après avoir déserté l’armée qu’il s’est engagé dans la légion étrangère. Et un beau jour, voilà qu’une partie de son rêve se réalisait : il s’embarquait pour le Tonkin en passant par l’Afrique. Il est parti d’Oran en octobre 1888, il avait 22 ans. La veille, il a écrit à ses parents une lettre qui a été conservée dans les archives de famille :

Oran, le 22 octobre 1888

Chers Parents,

Je m’embarque demain pour le Tonkin. Dieu sait si j’en reviendrai, car 100 qui partent, 90 au moins ne reviennent plus. Je viens donc vous souhaiter un éternel bonheur et une heureuse prospérité.
Je profite de la même occasion pour vous demander pardon de tout ce que je vous ai causé de peines et de chagrins.
Je serai toujours dans tous les cas au moins deux ans sans revenir en Afrique.
Le petit voyage que je vais faire est de 4.000 lieues et 50 jours en mer (très beau).
Si j’en reviens, j’aurai vu 3 grandes parties du monde. Il n’en restera plus que deux à voir, je serai plus qu’à moitié, et si la santé me le permet, je les verrai toutes les cinq, et j’y ajouterai même l’Australie.
Chers parents, l’esprit de voyage me domine et je ne peux rester en place. Je suis un véritable aventurier qui ne demande qu’à trotter de droite à gauche.
Je peux cependant vous dire qu’en revenant cette fois du Tonkin (si j’en reviens), je viendrai vous voir avant de partir pour un autre continent.
Encore une fois pardonnez-moi, ce n’est pas ma faute, c’est plus fort que moi. Je sais que je laisserai un jour ma peau pendant mes voyages, mais le sacrifice étant fait depuis longtemps, cela ne m’effraye plus, car étant devenu fataliste, je dis que l’homme ne meurt qu’une fois et à la place marquée d’avance.
J’embrasse frères et sœurs de tout mon cœur et leur souhaite toute sorte de bonheur ainsi qu’à vous chers et bien aimés parents.

Joseph Meurs

En post scriptum : Des compliments et peut-être mes adieux à Albert Alardin, Nicolas, et à la famille Decamps (1). Si je le peux, je vous donnerai des nouvelles de la Chine.

Une réintégration rapide et vigoureuse

Joseph est rentré du Tonkin au moment de la moisson. Son père, Jean-Baptiste, était occupé à décharger une charrée dans la grange, et Joseph est monté sur le char pour le saluer. Il a reçu une gifle qui l’a renvoyé par terre. Il n’était pas encore relevé que son père était déjà en bas, lui tendant sa fourche, pour le faire remonter sur la charrée, avec pour seuls mots : « montèz à l’coupète yè dèskèrtchî ! », « montez là-haut et déchargez ! ».

Fameuse gifle sans doute, car Jean-Baptiste avait de très grandes mains, « le double des miennes », disait Jules Meurs en montrant les deux paumes de ses mains étendues collées l’une contre l’autre. François Meurs, son petit-fils, refaisait le même geste lorsqu’il racontait l’anecdote restée célèbre. Cette version apocryphe du « retour du fils prodigue » me paraît bien dans le ton de l’éducation rude de l’époque ! Il est difficile de ne pas y voir malgré tout l’affection blessée d’un homme réputé taciturne et peu démonstratif… qui avait tout de même conservé la lettre d’adieu de son fils. Et en tout cas, c’était une façon de dire qu’il avait toujours sa place à la maison !

Est-ce que cette gifle a guéri notre aventurier ? Il a continué de voyager, mais c’était en Belgique : il envoyait des cartes postales plaisantes à ses nombreuses cousines, ce qui prouve son attachement sincère à la famille. On sait aussi qu’il allait rendre visite à ses tantes d’Ecaussinnes, à la Bassée, parce qu’on raconte qu’on faisait disparaître les « belles chaises » qui étaient fragiles : Joseph était corpulent, et quelques unes avaient cédé sous son poids.

Fréquemment, il lui arrivait de grosses colères. Il s’excusait ensuite auprès de sa femme ou des autres, en disant que c’étaient les fièvres du Tonkin qui le reprenaient…

Le sens du commerce

Il a commencé à bâtir sa « fortune » en vendant des bonbons, probablement du réglisse, devant la grille d’un charbonnage avec une petite charrette à brancards ; et comme il était interdit de stationner, il demandait à quelqu’un de donner un va et vient à la charrette pendant qu’il encaissait. On ne pouvait rigoureusement pas l’accuser de stationner ! Il faisait la réclame de ses bonbons en disant que, grâce à eux, on n’avalait pas de charbon… Il est vrai que quand on est occupé à sucer, on serre les lèvres et on ouvre moins la bouche !

Il a épousé Léontine ROBIN. Je n’ai aucune indication sur le lieu du mariage, ni sur l’identité plus complète de celle-ci. Elle vivait encore en 1944. Le couple n’a pas eu d’enfants.

Léontine Robin
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On retrouve Joseph à Namur en 1905 : on le voit sur une carte postale légendée « Namur-Citadelle – Intérieur de la laiterie Au Moulin Rouge ». Il est attablé sur la terrasse meublée de tables rondes et de chaises pliantes, avec deux autres personnages ; l’un d’eux est peut-être sa femme ? Trois autres sont attablés un peu plus loin. Au milieu des deux groupes, un garçon porte un plateau avec une bouteille et des verres. C’est manifestement une pose. En arrière-fond, une scène devant une baraque en bois sur laquelle on voit un décor peint : un moulin à vent, des montagnes, un lac, des maisons. Il y a un acteur sur la scène, avec un piano et son pianiste. Sur la droite, un préau fait de tôles ondulées. Un cachet en rouge au verso de la carte postale nous renseigne que Joseph Meurs est le propriétaire du Moulin Rouge, Café – Restaurant. Il annonce, à la date du 3 juin 1905, un « concert permanent, instrumental et vocal, Répertoire de Famille ». Le cachet de la poste est du 6 juin.

Le Moulin Rouge
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Avec son épouse Léontine Robin, il a tenu un magasin au centre de Namur. Il semble que c’était « Aux petits prix ». François Meurs, son neveu, allait leur rendre visite au moment où il faisait son service militaire à Namur, en 1939. Il déposait sa valise chez eux quand il voulait aller faire un tour en attendant l’heure où il fallait rentrer à la caserne. Joseph et Léontine accueillaient aussi Robert Buidin, un autre neveu, fils de Jeanne Meurs, qui était à l’orphelinat à Namur. Une photo ancienne, sur carton, montre Joseph et Léontine devant leur magasin, sans doute de lingerie et tissus, au milieu de badauds. Devant eux, il y a des mannes en osier et des vêtements exposés.

Joseph et Léontine
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On raconte que lorsqu’il a vendu son commerce, il faisait visiter le fonds à l’acheteur. En montrant sur un rayon un lot de marchandise, il déclare « il y en a autant ». L’autre vérifie, c’était exact. Il a fait la même chose pour deux ou trois lots, jusqu’à ce que l’autre cesse de vérifier. À partir de ce moment, Joseph a commencé à en rajouter jusqu’à doubler les nombres. Il s’amusait.

Une fois veuve, Léontine est allée vivre à Bruxelles. Elle y tenait un magasin de lingerie et aunages appelé « A la Poupée », « mercerie-bonneterie française », au 39, rue Victor Hugo à Schaerbeek. Les archives familiales conservent une toute petite carte de visite de 4 cm x 3 cm parfumée aux « Fleurs de Perse ».

Jean-François Meurs

(1) Joseph fait sans doute allusion à Hyacinthe Decamps, qui avait deux filles, Laura et Augusta. Cette famille était très amie. Comme le chemin qui allait de la ferme du Dieu d’En-Bas était souvent très boueux, toute la famille Meurs laissait chez eux ses vêtements « du dimanche » : c’est là qu’ils s’habillaient pour aller à la messe, et ils se changeaient après pour rentrer à la ferme.