Nicolas Neuwels, « enfant de la patrie »


J’ai toujours entendu parler de mon arrière-grand-mère Joséphine Neuwels et de ses deux sœurs Adèle et Elise. Elles étaient très liées, et ma grand-mère Marie Mainil aimait bien sa cousine Joséphine Detant, fille d’Adèle, et son cousin Jules Courtain, fils d’Elise. Joséphine avait une santé fragile, et on la ménageait. Elle a beaucoup souffert de la mort de son fils François, qu’elle chouchoutait, et qui a été tué à la fin de la guerre 14-18 dans une des dernières offensives.

Ma grand-mère connaissait mal son grand-père Neuwels. Lorsqu’en 1940, son fils Paul a été fait prisonnier, et qu’on ses rendu compte que les flamands étaient libérés, elle a voulu faire passer son fils pour un flamand, et a préparé des lettres dans lesquelles elle demandait au Bourgmestre de Baulers de certifier que son ancêtre était venu de Flandre. Mais elle croyait qu’il s’appelait François, au lieu de Louis. Ce fut pour moi une première surprise de découvrir un autre prénom que celui que j’attendais.

Ma surprise fut encore plus grande en remontant au père de Louis, Nicolas. Je cherchais à Baulers, où je n’ai trouvé d’abord que son acte de décès, sur lequel était écrit : « fils de la patrie ». Je n’ai pas tout de suite compris de quoi il s’agissait, jusqu’à ce que je retrouve l’acte de mariage, qui précise : « exposé à Bruxelles le 28ème jour de septembre 1777 ». Bruxelles me paraissait vaste, avec plusieurs paroisses. Est-ce que je trouverais quelque chose ? Cela valait-il la peine de chercher ? J’avais abandonné la piste.

Enfant des Marolles… ?


Et puis, je suis tombé sur un article : « Enfant trouvé, ancêtre perdu ? » d’Hervé Douxchamps, qui m’a mis sur une autre piste : un grand nombre de ces enfants provenaient des quartiers pauvres de Bruxelles, les Marolles et la rue Haute. Ils étaient baptisés à la Paroisse de la Chapelle. C’est dans le registre de cette paroisse que j’ai trouvé l’acte de baptême, succinct : « septembre 1777, 28 : Nicolaus Nuwels, filius expositius. Suscepit et attulit Maria Magdalena Catalan. » Ces enfants étaient confiés à des nourrices, comme cette Marie Madeleine Catalan, qui est la marraine (suscepit) et qui le prend en charge (attulit). Pour sa peine, elle recevait une compensation en argent fort bien venue. C’était l’Assistance publique de l’époque. Bien des jeunes mères n’avaient que cet expédient : nourrir un second marmot, pour augmenter leurs chances de survivre.

Quand on parcourt les registres bruxellois de cette année, on constate que les enfants trouvés se comptent par centaines. C’est un phénomène quotidien. Et les choses ne feront qu’amplifier avec les troubles de la Révolution française, les guerres napoléoniennes, les changements de régimes. Ainsi, pour une ville comme Namur et ses environs, on en trouve 694 pour l’an 1811 et 1000 rien que pour l’année 1822 !

C’est surtout à la ville que ces abandons ont lieu, mais on y vient aussi des campagnes, pour la discrétion, mais aussi parce que là, au moins, on est assuré qu’ils trouveront asile dans un établissement adéquat. Des hospices recueillaient ces enfants et il était même prévu un dispositif facilitant l’opération incognito : les tours, ou guichets à tambour. S’ouvrant d’un côté sur la rue, on pouvait y déposer le nouveau-né et le faire passer à l’intérieur en le faisant pivoter. Cette déplorable mais indispensable machine à abandonner les enfants a été abolie vers la fin du XIXème siècle, mais je me souvenais d’en avoir entendu parler durant mon école primaire. Notez que, il y a un an ou deux, les journaux parlaient de la restauration de ce système dans des villes allemandes, signe d’un retour en arrière.

Les enfants trouvés et abandonnés ont inspiré la littérature, particulièrement la littérature enfantine ! Mais je savais déjà qu’Oliver Twist et les héros d’Hector Malot dans « sans famille » étaient des petits veinards, malgré les péripéties plus tristes les unes que les autres, à côté de notre Nicolas qui n’a jamais retrouvé ses parents, même pauvres… L’histoire réelle de ces milliers d’enfants abandonnés a été généralement moins drôle. Pas de happy end spectaculaire, mais la lutte de tous les jours, la débrouillardise, pour se faire une petite place au soleil. Le sort de beaucoup de garçons était d’être enrôlés de force dans la marine, au moment de l’adolescence, et de devenir de la chair à canon.

En effet, les raisons de leur abandon peuvent se résumer par un mot : misère. Une misère noire qui contraint de nombreuses mères à cette extrémité : abandonner à la charité publique l’enfant qu’elles ont mis au monde et qu’elles ne peuvent plus nourrir !

Dans la plupart des cas, ces mères gardent pourtant l’espoir d’un jour meilleur où elles pourront venir réclamer l’enfant et subvenir à son éducation. C’est dans cet espoir qu’elles accrochent à ses haillons un signe distinctif : un billet, un médaillon, un colifichet caractéristique, la moitié d’une image pieuse ou d’une carte à jouer. Pourquoi la moitié ? Tout simplement pour pouvoir, le jour venu, présenter à l’établissement l’autre moitié du carton et prouver ainsi que l’on est bien la mère de l’enfant.

A la recherche d’un signe distinctif


Dès lors, l’administration prend soin de décrire les vêtements et les signes susceptibles de permettre la reconnaissance. Ils classent les objets et les conservent dans des cartons année par année. Que les registres de procès verbaux soient conservés ne surprendra personne. Mais que les cartons en question subsistent eux aussi, en tout cas pour la ville de Bruxelles, voilà qui surprenait et m’incitait à une recherche ultérieure.

Justement, je venais d’entrer en relation épistolaire avec une cousine du côté Meurs, retrouvée au fil des recherches et qui, pour me remercier de mes envois (photos reproduites) me propose ses services. Or, elle travaille au CPAS de Bruxelles. Elle pourrait rapidement obtenir la collaboration de la section archives. Et elle s’est passionnée au jeu.

Neuwels : rien ! Nuwels : rien non plus ! L’archiviste lui conseille alors de regarder à Nicolas, puique le nom a du être inventé. Elle est tombée au folio 177 sur l’article 202, rédigé en flamand : “ Nicolaus nuwels 4/d 27 7br 1777 gevonden t’avonts ten 10 uren ontrent den savel hadde een roode satijne muts een bogyn met een cantien aen een hemde een blauwt slaeplyff twee witte doeck joddenen twee wulle lappen alles seer slecht is op den 28 do (dito) te Capelle keersten gedaen woont bij Nicolaus Anssens tot rode teghens Alsembergh”.

Traduction : “ Nicolas Nuwels, trouvé le 27 septembre 1777 le soir à 10 heures, aux alentours du Sablon. Il avait sur lui un bonnet de satin rouge, une chemise avec dentelle, un petit pyjama bleu, deux carrés de drap blanc, deux chiffons en laine, le tout très usé. Il a été baptisé le 28 courant à l’église de la Chapelle, et il habite chez Nicolas Anssens à Rode, près d’Alsemberg ”.

Hélas, les vêtements en question n’ont pas été gardés dans les fameux cartons.

Voilà, c’était tout, et c’était peu. Mais ce n’est pas rien ! Il restait encore au moins une question, celle du nom.

Maintenant, Nicolas est bien


Pour le prénom, on peut supposer qu’il lui vient de ce Nicolas Anssens qui l’a recueilli, mais curieusement, on ne trouve pas le nom du parrain sur l’acte de baptême.

En ce qui concerne le patronyme, il n’est pas repris dans le « Dictionnaire des noms de famille en Belgique Romane » de Jules Herbillon et Jean Germain publié au Crédit Communal en 1996. Pourquoi cet « oubli » ?

Ma cousine, avec les employés, se sont penchés sur la question. Quand l’administration se charge de donner un nom, on peut s’attendre à tout ! C’est le délire total, et les malheureux gosses se voient affubler des patronymes et des prénoms les plus farfelus qui les marqueront toute leur vie s’ils n’ont pas l’occasion d’en changer. En Italie, il y a de nombreux « Esposito », nom qui traduit tout simplement « exposé », stigmatisant ainsi l’événement de l’exposition de ces enfants à l’attention de la charité publique. Pour trouver un nom, on se réfère bien sûr au lieu et aux circonstances de leur découverte : Dujardin, Delarue, Dutour, ou Pinson, comme le héros de « Tout seul » d’Emilie Carpentier, découvert sous le nid d’un pinson. Il y a aussi les types physiques : Legros, Courtecuisses. Les prénoms s’inspirent de l’histoire, de la Bible ou de l’actualité : Cléopâtre, Thucydide, Jonas, Napoléon, Liberté, Fraternité. Enfin, on puise dans le calendrier le nom du saint du jour où a eu lieu la trouvaille : Denis, Louis, etc., pour en faire un patronyme.

Pour notre Nicolas, les employés ont pensé spontanément à « nu wel », deux mots flamands qui signifient : « maintenant bien ». Nicolas est bien, maintenant. Un peu comme Moïse qui veut dire « sauvé des eaux » ! Certaines graphies anciennes vont dans ce sens : « Nuwelle »… C’est l’apparition du « s » final qui fait difficulté.

L’hypothèse ne manque pas de logique. Et-ce trop simple ? Quoiqu’il en soit, on aime penser que le pauvre Nicolas recueilli se trouvait maintenant bien ! Le répertoire du CPAS comporte une colonne « décès », et ceux-ci sont nombreux. Les enfants souffrent de malnutrition et de toutes sortes de maladies dues au manque d’hygiène. Beaucoup y succombent. Mais Nicolas, lui, a décidé de vivre.

Domestique de ferme


Qu’est-il devenu ? Un décret de Napoléon, de 1811, ne fait probablement que légaliser des pratiques courantes. Les enfants reçoivent une layette et sont confiés à une nourrice, à une famille, chez qui ils restent jusqu’à l’âge de 6 ans. C’est le cas de Nicolas, confié à Nicolas Anssens de Rhode-St-Genèse, à qui devait être versé une pension.

A 6 ans, tous les enfants sont, autant que faire se peut, pris en pension chez des cultivateurs ou des artisans. Le prix des pensions décroît chaque année jusqu’à l’âge de 12 ans, époque à laquelle les enfants mâles en état de servir sont mis à la disposition du ministre de la Marine.

Quant à nous, nous retrouvons Nicolas Neuwels à l’âge de trente ans, au moment de son mariage avec Marie-Joseph Delporte, native de Virginal, servante à Nivelles. Il est domestique de ferme, domicilié à Tubize, comme indiqué sur l’acte civil dressé à Nivelles le 15 avril 1807. Il sera toute sa vie « journalier », louant ses bras dans les fermes à Baulers, qui peut être considéré comme le berceau de Neuwels.

Et tous les Neuwels du monde sont les descendants de Nicolas !

Jean-François Meurs