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Sagesse d’un lecteur de journal

25 janvier 1923 – 26 avril 1989

Oncle Pierre… c’est difficile pour moi d’imaginer qu’il se soit absenté pour de bon. Les souvenirs restent vivaces comme du chiendent. Ainsi, cette image qui me remonte aussitôt à la mémoire et qu’on ne pourra pas extirper : oncle Pierre assis au bout de la table de Bois-de-Nivelles, ayant repoussé son bol de café, plongé dans son journal. L’homme ne se nourrit pas seulement de pain ! Rien ne le distrayait. Le petit monde continuait de tourbillonner autour de lui : ses filles, tante Agnès, et nous, les obaisiens, qui allions donner un bon coup de main à la moisson. Ou alors, quand j’allais, avec Marie-Jeanne, tapisser ou coller des lamelles de plomb pour transformer les vitres en vitraux… Et lui, il s’absentait dans le Monde. Le travail de la ferme pouvait attendre.

Il y a des défauts qui sont surtout l’ombre d’une qualité. Je ne le vois pas minutieux, soucieux du détail, comme ma petite maman dans sa maison, amoureuse du fini ! Mais ce qui m’attire chez lui, parce que cela porte en soi une grande vérité, c’est son obstination à s’élever au-dessus des détails pour « philosopher ». Il faut parfois laisser tomber un tas de choses qui alourdissent, qui ralentissent notre croissance, qui mangent notre temps, ce temps qui nous manque toujours quand on est curieux de tout comme il l’était. Je ne crois pas que le métier de fermier lui donnait sa véritable stature. Il marchait volontiers à côté de ses sabots, il était « philosophe fermier » plutôt que « fermier philosophe ». C’est mon avis en tout cas.

D’ailleurs, j’entends, si j’écoute bien maman, que notre grand-mère avec une tolérance (voire une faiblesse ?) pour ce côté « contemplatif » de son Pierre. Avait-elle lu, avant qu’il ne soit écrit, le fameux « Eloge de la Paresse » du chanoine Leclerc ? Mais au fond, ne pratiquait-elle pas elle-même cette paresse active de la lecture au milieu du travail ?

Je trouve qu’Oncle Pierre avait le profil moral d’un sage : il pouvait ajouter son grain de sel aux grands débats universels de la société moderne. Or, ce n’est pas facile d’être un sage aujourd’hui : qui est encore capable, vu la complexité de notre monde, de trier dans l’expérience vécue ce qui peut servir d’éclairage pour les autres ? Je crois qu’il aimait ça, profondément, et qu’il n’aurait renoncé pour rien à essayer de comprendre et de commenter. Ce qui germait dans sa tête, c’est ça qui était important. Alors, il savait exprimer son avis, de cette façon, obstinée elle aussi, sans laisser couper le fil de sa pensée, s’expliquant d’une voix forte (ah, la voix des Piret !), secouant la tête, répétant « non, non… ».

J’ajouterai sa sensibilité éducative, car il était très attentif à ses filles, cherchant à leur apprendre quelque chose de nouveau chaque jour, posant les « pourquoi ? », prenant la peine d’expliquer. François lui doit beaucoup, je le sais : à Obaix, au milieu de tous les garçons en pleine force physique et en pleine action, il n’était pas facile de prendre sa place, de se faire valoir, surtout quand on est le plus petit. Il allait volontiers à Bois-de-Nivelles, parce que là, Oncle Pierre lui parlait, prenait au sérieux ses questions naïves ou son expérience naissante, comptait sur lui et lui confiait des responsabilités. Il se sentait valorisé, il existait. Cette pédagogie du cœur est tout de même le cœur de la pédagogie, non ?

Non ne retenons pas Oncle Pierre, puisque, d’une certaine façon, il a décidé de s’élever encore plus haut, de regarder les choses avec une sagesse élargie. En tout cas, pour moi, avec ou sans journal, – mais je crois que c’est plutôt avec ! -, il prend maintenant toute sa stature.

Jean-François




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