François Meurs, 20 ans en mai 40
La campagne des 18 jours…
François Meurs avait 19 ans lorque la guerre a éclaté le 10 mai 1940. A vrai dire, il a “fêté” ses 20 ans dix jours plus tard, le 20 mai, en pleine
campagne. Il faisait son service militaire depuis un an à la caserne Marie Henriette à Namur. Son régiment était chargé de ravitailler le front en
munitions avec des charriots encore tirés par des chevaux.
Nous conservons deux lettres de cette période “chaude”, la première datée du 10 mai, premier jour de guerre, adressée à sa maman, Marie Mainil, et à
son frère aîné Paul, dont il ignorait s’il était mobilisé. La seconde du 22 mai, au moment où les armées battent en retraite. Ces lettres n’ont rien
d’extraordinaire, mais elles témoignent d’un état d’esprit cueilli sur le vif. Les émotions se bousculent, parfois contradictoires, entre crainte et
espoir, patriotisme et inquiétude. Je n’ai pas retouché l’orthographe ni la syntaxe parfois bousculées.
On trouvera ensuite le récit que papa faisait de ses “exploits” dérisoires au cours d’une campagne où régnait la confusion.
Cet article reprend et remplace deux articles parus autrefois dans Piret Magazine n° 5 et 6.
Première lettre
Le 10 mai 1940
Chère Maman et Paul
Comment avez-vous supporté la nouvelle que renferme ce mot terrible, la guerre. On ne voulait pas y croire et la voici. Où en sommes-nous à l’heure
présente ? On les arrête à Liège et on les tiendra. Faut-il s’en alarmer ? Non. Nous subirons des revers, c’est sûr, mais nous gagnerons. Il n’est pas
possible qu’un Pays puisse faire la nicke à tant d’autres. Hitler se débat, il veut frapper dur, mais il ne vaincra pas, car ils ne peuvent gagner et nous
saurons les en empêcher. De fausses nouvelles circuleront. Peut-être les reverrez-vous encore, ces sales boches. Mais on les chassera et il vous faudra
prier pour que ce jour soit bientôt et alors nous pourrons nous retrouver tous ensemble avec l’aide de Dieu.
Paul est-il rappelé ? On n’a pas encore dit le mot mobilisation générale, mais il est probable qu’il faut s’y attendre, c’est fatal (1). Alors, si Paul
part, quel cruel coup encore (2) pour toi, chère maman. Mais tu sauras le supporter et être vaillante. Il faut que tu le sois pour que nous puissions faire
notre devoir et jusqu’au bout. Pour le moment le moral est bon. Un avion allemand nous a survolés ce matin avant notre départ et la DTCA l’a touché. Nous
avons très bien vu l’avion accuser le coup : il tangait et il est sûr qu’il n’a pu rejoindre sa base.
Notre section a quitté son cantonnement vers 7h du matin pour gagner ses positions, où nous sommes arrivés à midi. Nous sommes camouflés dans un bois et
nous sommes prêts tous à supporter vaillamment notre vie de nomades. Il y aura des coups durs, mais nous saurons vaincre. Prie bien pour ton François et
pour Paul, il y aura des moments où ils en auront tant besoin. N’oublie pas de leur écrire souvent. Marius (2) vous aidera sûrement beaucoup car il ne vous
abandonnera pas dans ces moments difficiles. Ne te tracasse pas trop pour la ferme, nous nous en occuperons plus tard. Surtout, que la question argent ne
te poursuive pas. Il ne faut pas songer à l’argent sinon que pour toi pouvoir vivre jusqu’à notre retour.
J’ai grand espoir que ma lettre t’arrivera bien vite et qu’elle trouvera encore Paul à la maison. Hubert, malgré son mal, se fera également un plaisir de
venir t’aider dans cette nouvelle épreuve. A eux deux Marius ils doivent savoir te faire conserver le moral. Il me semble que je te vois d’ici. Tu es aux
cent coups. Tu te demandes ce que je vais devenir, où je suis, ce que tu vas faire toute seule si Paul doit partir. Il ne faut rien faire, il faut vivre
bien doucement et leur montrer dans tes lettres que tu nous aimes bien et que constamment tu seras près de nous en pensée. Il faut savoir espérer et avoir
confiance et savoir faire la part de Dieu dans ce qui arrivera.
Mes logeurs m’ont toujours fait très bien et j’avais bien un peu de peine de les quitter ce matin. Ils m’ont fait des tartines et mis quelques morceaux de
tartes pour moi manger en route. Ce n’est pas encore la Pentecôte, mais tu vois que j’en ai déjà profité un peu.
Le colis m’est arrivé hier et j’ai reçu également le montant du chèque et vos dernières nouvelles. Je suis très content d’apprendre que l’on arrive aux
betteraves et que tout a bien marché malgré le retard qu’on avait. Alida aura peut-être eu son poulain depuis que tu m’as écrit, et les vaches véleront
également bientôt. Ça a été mal, il y a eu mieux. Ça va encore aller mal. Il n’y a aucune raison pour que cela n’aille pas mieux après.
Les allemands commencent encore leur guerre de lâches en déguisant leurs avions en avions belges : ils ont failli nous jouer un mauvais tour en tachant de
mitrailler quelques hommes que nous devions ravitailler et qui étaient visibles. Pas encore de victimes, mais maintenant, on sait quoi. La consigne est de
se méfier de tout. On se méfiera.
Pour ma part, je dois dire que jusque maintenant, la guerre n’a encore eu qu’un tour plutôt agéable puisqu’elle n’a consisté qu’en une promenade, mais cela
va changer sans doute. Cependant, je ne m’en fais pas trop et si j’étais sûr que vous, maman, vous savez rester calme, et vous le resterez avec des moments
d’inquiétude, c’est fatal, mais surtout ne croyez pas tous les bruits qu’on lancera, car il y en aura beaucoup de faux.
Remettez mon bonjour à tous nos parents et amis.
Je termine, chère maman, en te souhaitant bon courage et en t’embrassant bien fort.
Ton fils qui a toutes ses pensées vers toi et qui est impatient d’apprendre que tu restes brave et que tu pries pour lui.
Longs baiser, nous nous retrouverons.
Mon merci à Marius, Hubert et notre nouvel ami, qui saura te rester pour t’aider à supporter la situation.
François
2e lettre
En campagne, le 22 mai 1940
Bien chère Maman,
Nous sommes quand même un peu plus tranquille maintenant, mais nous l’avons eu dur pendant 10 jours. Les 4 premiers, toujours en route pour ravitailler les
troupes. Le 5e, on nous remplace, que nous étions exténués. Ce jour-là, au lieu du repos, c’est le repli stratégique pour éviter d’être
encerclés. Nous partons le matin. À peine 1 km de fait et me voilà en panne avec mon fourgon. On chipote, pour finir on décharge, puis recharge, et on
part. Nous ne retrouverons les autres que le soir, après avoir passé Chatelet, Charleroi, Fontaine-l’Evêque, et l’on couche à Mont-Ste-Aldegonde. On dort
quelques heures et le lendemain on passe par Carnières, Mariemont, Haine-St-Pierre, La Louvière, Houdeng, Roeulx, Soignies, pour venir finir dans un petit
village sentant déjà le flamand. En passant par Houdeng, j’ai fait quelques mots pour tacher de te toucher par Laura Deschamps. J’espère que tu l’as reçu.
Le lendemain, on repart pour arriver en Flandre avec une étape de 90 km au moins dans le cul, bien fatigué, mais un excellent moral, on avait pu être
sauvé. En cours de route, nous fûmes tranquilles, les avions ennemis avaient de l’ouvrage ailleurs. J’ai vu Soignies brûler et c’est bien triste de songer
à toutes ces villes qui brûlent pour le plaisir d’un seul homme. Fayt a été bombardé aussi, ainsi que les alentours. Ah les salots, ce que je les
maudissais en passant dans notre région. Nivelles n’a pas échappé, mais j’espère qu’Obaix a été épargné.
Jusque maintenant, je n’ai pas encore trop à me plaindre de la guerre. J’ai toujours pu me nourrir suffisamment et la santé reste excellente à part un
petit mal de dents sournois.
De Paul, je n’ai plus de nouvelles depuis son départ, mais je suis content qu’il ne se soit pas trouvé à Liège (1) avec son régiment, car je crois que très
peu ont pu en réchapper.
De l’équipe qui nous a remplacés pour mener les munitions, 4 hommes sont revenus jusqu’à présent, mais on espère les autres sains et saufs, mais égarés par
suite des encombrements de route. J’ai quand même eu de la chance jusque maintenant, car fatigués comme on l’était, avec des chevaux éreintés et blessés,
nous aurions eu fort à faire pour nous sauver ; il ne faut donc pas désespérer puisque la chance me sourit un peu.
Dans nos voyages, nous avons toujours pu nous ravitailler en boissons et fumage dans les maisons abandonnées et j’ai encore à fumer pour quelques jours…
Ce qu’il y avait de réconfortant pendant ces voyages, c’était de rencontrer les français et les anglais avec leur “bonjour de Lisbeth”.
Et toi, maman, comment as-tu pu tenir le coup ? bien j’espère. Marius est toujours là avec Hubert, Adolphe. Quand à notre nouvel ami, n’a-t-il pas du
quitter pour rejoindre une unité ou l’autre ? Quand même, vous pouvez suffire au strict nécessaire. Savez-vous vous ravitailler suffisamment ? A-t-on
repris des chevaux ? Alida a-t-elle pouliné ? Fanny s’avance-t-elle ? Et les vaches qui devaient encore véler ?
Paul sait-il vous donner de ses nouvelles ? Que devient Parrain (4) ? et les cousins et cousines de Baulers La poste ne fonctionne pas, je n’ai de
nouvelles de personne. J’ai cependant reçu le chèque du 10, mais il faut attendre pour le toucher, ce qui ne me dérange pas : j’en ai encore assez pour le
moment.
De meilleures nouvelles circulent. Namur et Bruxelles repris !? Est-ce vrai ? Nous l’espérons, car nous avions un ordre de repli, et maintenant on reste.
Allons ! jusqu’à présent ça va, espérons que ça continuera. Vive la Belgique. Avec la France et l’Angleterre, on les aura.
Bon baiser, je pense à toi.
Amitiés à tous les amis.
François
Récit : le coup de fusil
Au moment de l’invasion allemande, François Meurs faisait son service militaire, affecté au transport des munitions, caserné à Namur, mais cantonné à
Leuze-Longchamps et Rhisnes. Ce transport se faisait encore avec des charriots tirés par des chevaux.
Lors de l’offensive, il devait conduire des fourgons de munitions pour les premières lignes. En fait, il n’allait pas jusque là, mais s’arrêtait à une
certaine distance, et d’autres venaient prendre livraison du fourgon.
Quand on les a fait battre en retraite, le timon de son char s’est cassé, et il est resté en arrière avec un copain pour le réparer. Ils ont mis plusieurs
jours avant de rejoindre les autres, d’autant plus qu’ils se sont perdus. À un moment donné, ils ont voulu faire demi-tour, et le copain est allé
s’embourber dans un champ. Ils ont mis du temps avant de le décharger pour le dégager, puis de le recharger. Finalement, après divers ennuis, ils ont quand
même rejoint leur peloton qui se dirigeait vers la Flandre.
En traversant une ville sous les bombardements, ils sont allés s’abriter dans une cave… et ils ont sifflé quelques bouteilles de vin pour passer le temps
et se donner du courage. Pour se ravitailler, ils sont allés se servir dans un magasin. Ils n’ont pas oublié d’emporter une provision de bouteilles
d’alcool… C’est ainsi qu’il a pris une cuite du tonnerre, et qu’il s’est endormi en conduisant. Il s’est retrouvé dans un bois, bloqué devant un arbre,
les chevaux étaient passés chacun de leur côté, et il était incapble de faire la manoeuvre. Le chef de peloton a du prendre les brides pendant qu’il cuvait
dans le fourgon, couché sur les munitions. Le réveil a été dur, mais ça n’a pas tardé avant qu’il doive reprendre les rênes !
Une nuit qu’il était de garde, avec le convoi camouflé dans un bois, il a pris peur en entendant et en voyant le feuillage bouger. Il a voulu tirer un coup
de feu, et il a constaté que son arme était enrayée ! Il est donc aller la montrer à l’armurier qui la lui a réparée, et lui a dit de vérifier. Il a donc
tiré un coup en l’air. Ce fut son seul coup de fusil de toute sa campagne ! …
Une fois en Flandre, ils ont attendu. Rien ne s’est passé jusqu’à la reddition. On les a parqués dans une grande prairie pour leur faire remettre leurs
armes. Il a reçu un ordre de libération, avec le cachet nécessaire, à la date du 11 juin (5).
Il a profité d’un camion qui revenait vers Liège, il est grimpé dedans. Arrivé à La Louvière, en pays de connaissance, et pour être certain de ne pas être
embarqué en Allemagne, il a fait stopper le camion disant qu’il était chez lui. Il a pris le tram jusqu’à Fayt-lez-Manage où il est allé demander un vélo
au fermier, Remy Halterman, qui avait repris la fermette familiale qu’ils venaient de quitter en 1939. Il est rentré rapidement à Obaix.
Propos recueillis par Jean-François Meurs en 1990
Notes
1) Paul Meurs avait fait son service militaire à Liège, il était affecté à l’un des forts. Il a été mobilisé, puis démobilisé et mis en congé en décembre
1939. Le 10 mai, il a reçu l’ordre de rejoindre son unité … mais à Gand.
2) Elle était restée veuve en novembre 1939, ses deux fils étaient à l’armée, alors que la famille venait de reprendre l’exploitation de la ferme dite
“Cense Delporte”, ou actuellement “ferme du Colombier”, ou “ferme Meurs”. Jusque là, la famille avait tenu une petite fermette de 15 hectares environ à
Fayt.
3) Marius, un ami de Fayt…
4) Jules Courtain, de Baulers, époux de Marie Denis. Il était le cousin germain de Marie Mainil : les mamans étaient deux soeurs, Elise et Adèle Neuwels.
Les cousins sont Noël et Ferdinand, les enfants de Jules, et les cousines Neuwels.
5) Ce certificat de renvoi dans ses foyers (entlassungschein) est conservé dans les archives de famille.