Petite chronique des 18 jours

1940, récit de Joseph PLASMAN

Je faisais partie du 13e de ligne, 2e compagnie, affecté à la défense de Namur. J’étais caserné à « Marie-Henriette », et la compagnie était envoyée tour à tour à Malonne, Erpent, Marchovelette, qui faisaient partie du système de défense de Namur. Cette dernière était entièrement entourée d’éléments « C » : chaînes sur rouleaux et barbelés ; derrière, il fallait creuser des tranchées en zigzag. Nous traversions les jardins, les lignes de fraisiers…

 

Le 15 mai, les Allemands sont déjà à Namur et débordent de tous côtés. Tandis que les soldats sénégalais montent au front, mon régiment quitte Namur en arrière-garde par la route de Fosses qui était la seule encore libre. Nous bénéficions d’un tir de barrage à partir du fort. Je cherche un vélo, comme je faisais chaque fois que j’avais envie et l’occasion de faire un tour jusqu’à Lillois ! J’en trouve un, sans pneus, et je pars avec un copain assis sur le cadre. Le zigoto ne voulait pas lâcher son « DBT », un lance-grenades de 10 kg ! … 

Il fait nuit. A Velaines, je trouve un autre vélo, en bon état, et tandis que certains partent sur Fleurus, je suis un Français à moto qui fonce à travers champs. Je voulais venir voir à Lillois ce qui se passait. Le carrefour de Gembloux était déjà pris et j’ai subi des tirs à Ligny. J’arrive à Wanfercée-Baulet sans une griffe … Les gens ont déjà évacué depuis un certain temps et les animaux errent sur la route. Un taureau agressif sort du groupe, et le voilà à mes trousses ! Je pédale et je le largue … Je repasse dans les lignes des sénégalais « pleins comme des boudins » et je reprends alors la direction de Nivelles par les chemins de campagne. 

J’arrive donc à Lillois le 16 mai. Mon père, Ernest Plasman, a déjà placé une remorque en face de la fenêtre. Il ne sait que faire : partir ou non ? Il est déjà allé chez les Piret à Baulers pour voir, et là, c’est la panique. Je donne mon avis : après avoir vu les Sénégalais saouls, tout près de là, qui se conduisent comme des sauvages, je préfère les voir partir. Nous allons ensemble jusqu’à Baulers où je fais mes adieux à Célina sous le tilleul.

Joseph rassure Célina et la convainc qu’ils se retrouveront en France, elle et Michelle. Mais il ne veut pas être déserteur et part rejoindre son unité sur l’Escaut. Julia Tamigneaux lui donne une médaille de la Sainte Vierge, qu’il a toujours gardée, et qu’il possède encore. « La Vierge et moi, on est complices ! », dit-il (cf. récit de la famille Piret à Baulers).

Après quoi, je redescends sur Nivelles où j’ai rendez-vous avec un copain. Comme je ne le trouve pas, je pars seul vers Tournai, qui était la direction de mon régiment. Je dors à Soignies, en face du collège Saint-Vincent.

Le lendemain 17 mai, j’ai rejoint une partie du régiment. Comme j’ai un vélo, l’officier m’envoie au ravitaillement auprès des fermiers. Je reçois du lait, du pain, du lard. Mais je finis par en avoir marre du manège et je pars à l’écart. Je retrouve l’ancien chef de musique du 13e de ligne accompagné de 3 soldats. Il a de la famille à Ath et il propose d’y aller. Tandis que les soldats dorment dans un fenil, l’officier dort chez les cousins … Le lendemain, il a disparu !

Le 18 mai, on se dirige vers Renaix et vers les Flandres. Nous arrivons à Waregem où le régiment se regroupe. Les chasseurs ardennais sont aussi sur l’Escaut. Il faut creuser des trous d’homme pour y passer la nuit. Mais le 19 au matin, l’eau a monté de 10 centimètres et j’ai les pieds mouillés. Ce jour-là, on a réquisitionné un cochon dans une ferme. On lui a même fait un « cachet » avec une vielle pièce sur laquelle on a frotté du crayon ! Il y a un boucher dans la troupe. On fait bouillir le cochon dans des chaudrons, et il n’y en a pas trop pour tout le régiment ! Ce jour-là aussi, pour avoir suffisamment de visibilité, il nous faut rouler le seigle pour l’aplatir.

Le 20 mai, nous reculons derrière la Lys et creusons des trous. Rien ne bouge jusqu’au 24 mai. Ce jour-là, le régiment subit un tir d’artillerie qui dure 7 heures, sans arrêt. Tout brûle, l’horizon est rouge. Au matin du 25 mai, il n’y a plus une feuille sur un seul arbre, les petites branches ont été hachées, les arbres étêtés. Il ne reste plus rien du village de Wielsbeke : tout est détruit. Durant cette nuit-là, les anglais qui assuraient la ligne sur les côtés ont foutu le camp …

Le 26 mai, on commençait à connaître des nouvelles : les Allemands étaient à Ostende d’un côté, à Béthune de l’autre. Ce qu’on ignorait, c’est que deux régiments flamands s’étaient rendus à Gand, bref, nous étions encerclés, les Allemands arrivaient par derrière. L’officier nous a fait quitter le fossé qui nous servait de tranchée, et nous avions juste, pour nous aplatir, les trous d’obus à peine profonds de 20 cm sur 1,50 m de diamètre.

Nous sommes deux, collés l’un contre l’autre, un certain Labillois, tandis que les Allemands sont bien abrités dans la tranchée. Tous les copains se font faucher par des rafales. Il faut une volonté « djusqu’au bout des artias » [jusqu‘au bout des orteils] pour ne pas se lever quand on se fait canarder ainsi. Tous les autres sont abattus, et le Labillois continue toujours à tirer, ce qui attire évidemment le danger sur nous. Mon masque à gaz est cassé, mon casque touché, et une balle a arraché le talon d’une godasse. Il vaut mieux que le copain cesse … Alors, les Allemands crient, en français : « Rendez-vous ! ». Nous ne bougeons surtout pas. Alors, ils sortent de leur tranchée. Quand ils voient que nous sommes encore vivants, ils marquent la surprise, puis ils font signe de jeter notre arme : l’un d’eux fait le geste pour nous montrer. Alors, ils nous tapent sur l’épaule en baragouinant : « gutte soldat », et ils offrent de la limonade. Nous, on hésite, on a parlé d’histoires de poison. Alors, ils boivent d’abord et ils rigolent : ils avaient déjà fait la guerre en Pologne et ils connaissaient la musique !

On nous rassemble avec d’autres prisonniers contre un talus de chemin de fer, et nous devons vider nos poches de tout ce qui est tranchant : couteau, rasoir, etc. Mais ils ne touchent pas aux portefeuilles, à l’argent ou aux photos de famille. Après ça, je me souviens d’avoir traîné sur une brouette un copain d’Erpent qui avait le visage arraché. Mais à l’ambulance de campagne allemande, le médecin m’a fait comprendre qu’il n’y avait plus rien à faire, et il lui a donné de la morphine. Ce soir-là, nous avons été acheminés à Waregem où nous avons dormi dans une porcherie garnie de paille.

Au réveil, le 27 mai, on nous a tous rassemblés dans une prairie où nous avons reçu pour toute nourriture 3 œufs conservés dans des terrains, à gober crus. Je veux aller me soulager et je passe le fil pour aller dans le champ de seigle, et d’autres veulent faire pareil. Un Allemand se met en colère et gueule de déféquer devant tout le monde : plus aucun n’a su le faire, et moi, je suis resté bloqué jusqu’à mon retour à Lillois !

Le soir, nous avons dormi à la prison d’Audenaerde, à 10 par cachot. Un Allemand comptait, et le dernier d’une série de 10 recevait un coup de pied dans le derrière. Quand je me suis rendu compte que c’était pour moi, je me suis vite placé devant un autre… On a reçu un pain vieux d’au moins deux ans ! Cela faisait la grandeur d’une boîte d’allumettes pour chacun !

Le 28 mai au matin, on nous a rassemblés dans la cour où il y avait un parc de salades. En moins de deux, il n’y en avait plus une. Tout le monde en mangeait. On nous a fait marcher par colonnes de trois comme les autres jours. Il faisait très chaud. Les flamands étaient très gentils : des grand-mères mettaient des seaux d’eau avec des pintes en fer pour qu’on boive. Mais un Allemand shootait dans les seaux et les renversait. Alors, on s’est organisé. Des gamins à vélo avertissaient de l’arrivée d’une colonne. Ceux qui avaient bu au village précédent se mettaient devant ; Ainsi, on avait le temps de remplacer les seaux pour faire boire ceux qui étaient derrière. Des femmes donnaient du pain. J’ai même eu du lard. Une gamine avait coupé des morceaux de chocolat vraiment minuscules, pour en distribuer au plus grand nombre possible ; ça ne pouvait mal de nourrir, mais le geste était émouvant.

On a dormi dans une caserne à Alost, avec un bol de soupe. Des français étaient passés avant nous et avaient chié partout ? Il faisait noir, ça sentait mauvais, il fallait bien se coucher. Quand je me suis réveillé le lendemain, j’avais un « brin » à 10 cm de mon nez ! J’étais déjà heureux de ne pas m’être couché dedans.

Le lendemain, nous avons fait nos 40 km comme tous les jours et nous sommes arrivés à Vilvorde. Des civils entraient dans la caserne avec des valises remplies d’effets civils. Pour un qui entrait, 10 qui sortaient. Puis, le manège a été découvert. Nous sommes restés deux jours, et le 30, j’ai donné une lettre à une fille de la Croix-Rouge : elles pouvaient distribuer des choses. Elle l’a postée, et la lettre est arrivée après mon retour.

Le 31 mai, je boitillais à cause de ma bottine arrachée. Or, les officiers faisaient le trajet en camion. Je suis monté dans l’un d’eux. Un officier n’était pas d’accord, mais je m’incrustais, et il est allé se plaindre à un Allemand. Celui-ci m’a fait rester, et d’autres copains sont montés. Du coup, l’officier n’a plus osé rester : il se serait fait vider en cours de route ! Ce camion a démarré le dernier, et ça a sans doute été ma chance ! C’était un belge qui conduisait, et dans le porche, le moteur a calé. Je pense que le chauffeur l’avait saboté ou qu’il a fait semblant. En tout cas, il est allé voir au moteur, et voilà que celui-ci prend feu… Le chauffeur avait des allumettes ! On a du faire la chaîne avec des seaux, mais on « berdachait » exprès, et ils étaient quasi vides à l’autre bout. Un gradé avec monocle s’est amené en disant qu’on devait se joindre à la colonne qui arriverait à 3 heures. Or, c’étaient des flamands, et nous avions appris que les flamands allaient être libérés.

Le 1er juin, nous avons passé la nuit à Aarschot. Nous devions coucher dans l’école, mais j’ai passé la nuit dehors. Le lendemain matin, une femme avait mis une échelle double par-dessus la haie et nous faisait signe. Nous sommes allés à 5 et nous avons déjeuné avec elle. Elle voulait nous donner des costumes civils, mais nous avons refusé parce que nous attendions le fameux « cachet » signifiant notre libération. Quand nous sommes repassés par dessus la haie, un Allemand nous attendait, furieux. Il hurlait et nous poursuivait pour nous faire accélérer le pas. Parmi nous, il y en avait un qui n’avait pas froid aux yeux. Comme on avait soif, il est entré dans un café, nous avec. L’Allemand attendait dehors. A Montaigu, je vois « bisteck-frites, 7 fr. » : on a remis ça pour manger. On a rassemblé les sous qui restaient et on a fait « la part des frères » … Quand on a eu fini de manger, on a vu un lancier qui dansait et chantait sur la place. Il nous a montré son cachet et nous a dit de nous dépêcher. On a fait les 5 derniers kilomètres jusqu’à Diest à toute vitesse, en trois quarts d’heure, pour l’avoir.

Une fois libérés, nous avons pris tous les cinq la direction de Louvain. Nous nous sommes séparés peu avant d’y arriver. Trois continuaient sur Tirlemont. Moi, j’étais avec un rouquin de Thuin qui ne me lâchait plus. Nous avons arrêté un camion de bestiaux qui était déjà plein de belges. Le chauffeur nous a fait payer, et cher ! Mais à Tervuren, quand on a débarqué, un liégeois a réussi à prendre la clef de contact, et ne l’a rendue que quand il nous a eu remboursé de la moitié !

A Tervuren, des femmes ont arrêté pour nous un camion allemand. Nous étions méfiants et nous ne voulions pas monter, mais comme il allait à Villers-la-Ville, on l’a pris jusqu’au « Château-Cheval ». Les Allemands connaissaient !

Je suis rentré jusqu’à Lillois à pieds. Nous nous cachions dans les fossés, parce qu’il y avait couvre-feu après 10 heures du soir. Je suis arrivé chez moi à 11 heures. J’étais le premier militaire en uniforme à rentrer à Lillois.

 

Récit recueilli par Michelle Plasman et Jean-François Meurs

1990