Obaix, village de toutes les joies

La ferme d’Obaix, les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, lieu de plaisir, lieu d’aventures, lieu de fêtes…

Le ruisseau d’Orpha avait quelque chose qui faisait battre le coeur plus vite ; c’était pour nous, enfants sans rivière (1), semblable à la découverte du
fleuve Congo par Stanley. Nos vaillants cousins Paul, Jules, Jean-François, Adolphe, rivalisaient d’ingéniosité, inventant des méthodes de pêche à
l’épinoche, artisanales ou industrielles : vieux seaux percés, boîtes à conserve trafiquées, et même une passoire en bon état (2). Le produit de notre
braconage était entreposé dans le bac abreuvoir des chevaux. Avec une question : les chevaux faisaient-ils un filtre avec les dents ou avalaient-ils les
poissons tout vivants comme les malheureux poissons d’Ypres ou pis comme Jonas ? Cette interrogation paraissait aux garçons idiote et dénuée de sens.

Lasse de leurs jeux de gamins, je rentrais par la laiterie. On disait aussi le fournil. C’était là qu’oeuvrait tante Marie-Louise, silencieuse, efficace.
Pain, tartes, beurre, boudins … Lait battu, fromage … Lessive … C’était le ventre de la maisonnée. En la voyant si courageuse, j’avais peine à
imaginer ce que maman m’avait dit : dans sa jeunesse, Marie-Louise se cachait pour lire. Incroyable !

Par contre, son courage et sa fermeté s’appliquaient très bien à une autre “histoire-vérité”. En revenant de Boussu vers Baulers, lors de l’ “exode” de
1940, on se souvient dans quelles conditions, des militaires allemands jettent à notre jolie tante des chocolats. Marie-Louise piétine, écrase jusqu’au
dernier tous les chocolats ! Les témoins étaient effrayés de son audace… Ils étaient “serrés”, disaient-ils. On le serait à moins !

Encore une “histoire-vérité” qui se rapproche plus de nos bétises d’enfant. Marie-Louise, en se battant avec Célina (film de cape et d’épée), elles ont
cassé la cane de l’oncle Edgard, autorité incontestée … Ce jour-là, elles se sont cachées…

Je quitte Marie-Louise en longeant le couloir (3). Extraordinaire couloir où chacun avait deux patères, pour son manteau, écharpe, tablier gris de travail,
son cartable, et au-dessus, une étagère pour ses chaussures. Merveille d’organisation.

J’entre dans la pièce de séjour ; devant moi, la photo de l’oncle Paul en militaire et le superbe baromètre. Et là, me reviennent à la mémoire les Noëls
d’Obaix. La crêche vivante nous amenait les soirs de Noël à la messe de minuit, moments magiques et folkloriques : nos cousins revêtus de peaux de moutons
comme de vrais bergers, Marie-Jeanne ou Irène en Sainte Vierge, chacun selon leur âge faisant un personnage différent. Moments sacrés aussi, où nous
regardions nos oncles et tantes, papa et maman concentrés dans leur dialogue avec le Père du Ciel. Il arrivait que tante Marie-Louise s’endormît dans ses
prières et Dieu disait lui-même : “Ainsi soit-il !” … Tenait-elle cela de Bonne-Maman, qui s’endormait souvent pendant les sermons ?

La fin de la messe nous réveillait tous et j’entends encore les bruits des pas et des voix dans les nuits où le gel était de la partie. Puis, tante Odile
nous coupait du cougnou et les “papas” buvaient la p’tite goutte (et peut-être les “mamans” aussi). Cerises du Nord (4), dont on suçait les noyaux le plus
longtemps possible, angélique écoeurante et autres liqueurs maison rappelant les talus de l’été.

Tante Marie-Louise et maman se parlaient, s’échangeaient toutes sortes de conseils – des conseils, pas vraiment : elles s’encourageaient, se partageaient
leurs expériences -. Les curieuses dont j’étais ouvraient bien grand leurs oreilles. Ont-elles retenu juste ? … Conseils d’éducation affective et
sexuelle, comment dire les choses à leurs chères têtes blondes ou noires qui grandissaient plus vite que leurs pantalons ; conseils d’éducation tout courts
quand une maman trop bonne ou trop fatiguée aurait laissé tomber les bras devant leurs chers tyrans ; partage d’enfants (5) : tout le monde sait qu’un
enfant de plus ou un enfant de moins est un élément de paix dans une famille !

Discrètement, vous nous avez passé, soeurs chéries, votre amour passionné des enfants et aussi, faut-il le dire, votre amour de la révolution contre toute
forme d’injustice, d’esclavage. Pour soi, passe encore, mais pour les enfants : “NON !” Disons-nous autre chose pendant cette difficile période de grève ?
(6).

Michèle Plasman, novembre 1990.

Texte paru dans le Piret-Magazine n° 6

Notes :

1) Nous, c’est-à-dire les enfants Plasman de Lillois. Il n’y avait pas de rivière à proximité où les enfants allaient jouer.

2) Empruntée à la cuisine ! …

3) Nous disions le corridor.

4) Tante Odile faisait macérer des cerises du nord ou des cassis dans de l’eau de vie, et elle fabriquait une liqueur digestive d’angélique, plante qui
poussait au fond du grand jardin.

5) Pendant les vacances, quelques enfants d’Obaix allaient à Lillois, ou à Baulers, ou ailleurs, et vice-versa.

6) Michèle fait allusion aux grèves des enseignants qui se succédèrent dans les années 80 et 90.