Jean sans Peur, duc de Bourgogne


Bertrand Schnerb, spécialiste de la société et des institutions bourguignonnes, réhabilite le personnage dans sa biographie récente : « Jean sans Peur, le prince meurtrier ».


Jean sans Peur figure parmi les ancêtres de la famille Meurs.










Depuis le XIXe siècle, l’historiographie française traditionnelle n’a pas été très indulgente pour Jean sans Peur, deuxième duc de Bourgogne de la Maison des Valois. Michelet avait donné le ton dans son « Histoire de France », suivi par les auteurs « classiques », faisant de lui un personnage inquiétant. Parfois les mots ne sont pas trop durs pour le rendre antipathique et le rabaisser. Il faut dire que son adversaire final Charles VII bénéficie de l’aura de Jeanne d’Arc, et … qu’il ne peut pas avoir été un prince foncièrement mauvais s’il a bénéficié d’un tel défenseur… envoyé de Dieu !


Bertrand Schnerb renverse les perspectives et confère au duc un visage plus humain. Peut-être l’auteur, passionné par son sujet, s’est-il laissé aller à l’empathie au cours d’un travail minutieux de reconstitution ? Il s’appuie sur une masse énorme de documents auxquels il donne leur place de façon critique.


Après avoir décrit l’éducation et la formation d’un jeune prince soumis à une autorité paternelle très présente et vigilante (Philippe le Hardi ne lâchait pas facilement la main et organisait tout), vient l’émancipation et l’apprentissage douloureux du réel lors du « voyage en Hongrie », en 1396. Cette « croisade » contre les turcs, dont le futur duc Jean était le chef, se fracassa contre les armées du sultan Bayezid (Bajazet) à Nicopolis. Fait prisonnier, ayant frôlé la mort, Jean se montra à la hauteur, faisant preuve de courage physique, de sang-froid, de générosité pour ses compagnons, et d’abnégation.


Les écrits de ses contemporains, – notamment Christine de Pisan -, dans la période qui suit, le présentent comme un personnage affable et bienveillant, fidèle dans ses amitiés, notamment pour ses compagnons de mésaventure.


Il n’est pas le seul à porter les responsabilités de la guerre civile qui éclata à la suite du meurtre de Louis d’Orléans en 1407 : la volonté de ce dernier de monopoliser le pouvoir en écartant le duc de Bourgogne du processus de décision est manifeste, et il s’est placé lui-même dans une situation dangereuse. La querelle existait déjà entre les deux frères, Louis d’Orléans et Philippe le Hardi, au point que celui-ci ne s’était plus senti en sécurité à Paris. Le jeune duc Jean héritait d’une opposition qu’il n’avait pas provoquée, et, tout bien réfléchi, il ne fut pas seul à prendre la décision de l’assassinat : son entourage proche l’a conseillé. C’est donc tout un milieu, sinon toute une société politique qui a été impliquée dans les meurtre.


Bertrand Schnerb brise également l’image très négative que l’historiographie a renvoyée de ce prince que l’on a voulu présenter comme « sans Peur de Dieu », inculte et pas rigolo du tout. On le disait même laid et contrefait. L’auteur met en lumière une piété plus fervente que ce qui est demandé d’ordinaire, et un grand intérêt, sincère, pour la religion. Sur le plan de la culture, le duc a enrichi la bibliothèque héritée de ses père et mère, et la poésie lyrique en particulier fut en l’honneur à la cour, ainsi que la musique. Enfin, la cour du duc Jean n’était en rien sinistre : la chasse, la musique, le chant et la danse, les banquets, les spectacles, le jeu, les joutes et les tournois y étaient extrêmement fréquents. Il les utilisait à des fins politiques, mais ils faisaient partie de ce qui rend la vie agréable. En ce qui concerne son physique, il a quand même séduit plus d’une femme, et notamment Agnès de Croij, qui donnera naissance au bâtard Jean de Bourgogne, notre ancêtre (voir cet article).


L’étude de l’action de Jean sans Peur permet de mettre en évidence la place qu’y occupa l’activité diplomatique. Il avait le sens de la propagande et savait orchestrer ses campagnes politiques et militaires. Mais surtout, ce prince croyait en la vertu des liens personnels, et il leur donnait volontiers une tonalité affective. Son goût évident pour la diplomatie directe, sa recherche des rencontres au sommet, le conduisirent à organiser les grandes entrevues de son principat. Fin connaisseur des « honneurs de la cour » et de la psychologie de ses interlocuteurs, il sut capter la sympathie de beaucoup. Mais sa méthode avait des limites et c’est sa volonté de rechercher le contact direct à tout prix qui le mena à sa perte sur le pont de Montereau.


Il avait un sens incontestable de la famille, sur laquelle il veillait attentivement. Ses rapports avec ses frères et ses sœurs, ses oncles et cousins, sont faits d’émotions, lui que l’on a dit froid. Il avait le sens des amitiés fortes. S’il faisait beaucoup de cadeaux, il n’y avait pas que de la diplomatie : il les choisissait pour leur force affective.


Jean sans Peur avait adopté comme emblème le rabot, annonçant dès le début de son action politique qu’ « il égaliserait tout ». Il renforça la signification « réformatrice » de cette emblématique personnelle en adoptant aussi le « niveau de maçon et le fil à plomb » le 1er janvier 1410. Il signifiait non seulement la volonté de rendre justice contre ceux qui profitaient d’un pouvoir royal affaibli pour assurer leur fortune personnelle, mais encore son alliance avec les hommes de métier, qu’il voulait décharger du poids de la fiscalité royale. En fait, il s’était fait le champion d’une cause : l’honneur du roi et le respect du pouvoir royal, en même temps que le respect du peuple dont il se souciait, et qu’il voulait prospère.


On l’a accusé de s’être allié aux anglais : le livre démontre au contraire sa grande loyauté au royaume de France. Toutefois, il est incontestable que son assassinat le 10 septembre 1419 sur le pont de Montereau, à l’instigation du dauphin Charles VII, brisa pour longtemps toute possibilité de réunification politique et militaire face à l’envahisseur anglais. Au contraire, il eut pour conséquence presque immédiate la constitution d’une alliance anglo-bourguignonne qui livra Paris à Henri V d’Angleterre et la couronne de France à la maison de Lancastre.


Jean-François Meurs


Bertrand Schnerb, Payot & Rivages 2005, 826 p.

L’auteur est actuellement professeur d’histoire médiévale à l’Université de Lille III.