Adolphe Piret (1887-1964) et Julia Tamigneaux (1884-1962)

Il était fils de cense, autodidacte, enfant des saisons et des moissons ; elle était née en ville, fille d’entrepreneur, cultivée, marquée par l’esprit « bourgeois ». Pour tous les deux Nivelles comptait, c’était le centre de leur monde. A eux deux, ils donnent raison à ces sociologues qui décrivent la réussite et l’ascension sociale d’un groupe familial à travers la conjonction de deux facteurs : l’un offrait ses bras, son courage, son dynamisme aventurier ; l’autre offrait l’intelligence de l’entreprise, le calcul, la modération. Tous les deux avaient de l’ambition, sans cesser de rester humbles, à leur juste place. Ils ont éduqué 9 enfants, qui leur ont donné 51 petits-enfants, plus de 200 arrière-petits-enfants, et la nouvelle génération est seulement en train d’exploser !

Adolphe Piret, fils d’Alfred et de Colette Croône, est né le 9 avril 1887 à « La Loge », une ferme isolée et éloignée du centre de Nivelles, faisant partie du Hameau Saint-Pierre, aux confins de Ittre et de la célèbre chapelle du « Bon Dieu qui Croque ». La vieille cense, souvent citée dans les actes de l’Ancien Régime, fait face à la grosse ferme de Montifaut, et a pour voisine une autre ferme importante bien attestée dans la tradition : la cense de Houlers. Le paysage actuel est tout à fait bouleversé depuis la construction de l’autoroute et surtout de l’aire de service, située tout près, en contrebas. Adolphe Piret est toujours resté attaché à sa maison natale.

Julia Tamigneaux, fille de Ferdinand, entrepreneur en bâtiments, et de Célina Mosselman, est née à Nivelles le 11 mars 1884. Elle avait fait des études de régente ménagère et ne connaissait guère la ferme, même si la famille Tamigneaux provenait de la Petite Cense, proche elle aussi du Hameau Saint-Pierre, à la lisière du Bois du Sépulchre.

Ils se sont mariés à Nivelles le 23 juin 1910, et ils se sont d’abord installés à Arquennes, dans une petite cense dite « Djan Mitan », qui avait été occupée par le parrain d’Adolphe Piret : Adolphe Philippe, surnommé « Djan Mitan ». C’est là que les six filles sont nées, et le premier garçon.

En 1921, Adolphe et Julia reprennent la ferme dite « De Dinant » à Baulers. C’était une ancienne ferme-auberge, qui fut barrière d’octroi, située à l’entrée de Nivelles, sur la chaussée qui vient de Bruxelles et Waterloo. En face de la ferme proprement dite, de l’autre côté de la route, un bâtiment aujourd’hui disparu servait d’écurie et de remise pour les chars, tandis que les conducteurs pouvaient dormir sur un plancher suspendu par des chaînes au-dessus des bêtes.

A force de travail et de volonté, ils sont venus à bout de leur tâche. Ils n’ont pas laissé une fortune à leurs enfants, mais ils leur ont légué un capital bien plus précieux : une grande aptitude au bonheur, fait de confiance dans l’avenir, de courage et de sens du travail, d’ouverture altruiste, avec le goût du savoir et de la culture…

… Et aussi des souvenirs capables de nourrir une légende familiale !

Portait de mes grands parents

Adolphe, un enfant farceur

Enfant, il faisait de faux nids dans les haies de la prairie en contrebas de la ferme de la Loge… Son grand-père, Valentin (Feluy 3 février 1817 – Nivelles 2 octobre 1895), lui donnait une demi « mastoke » pour sa kermesse à Bornival chaque fois qu’il ramenait un œuf déniché dans la haie au fond de la prairie. Malin, il prenait des œufs à la maison, descendait dans la prairie, les frottait avec de l’herbe, voire un peu de crotte de poule, et les ramenait. Certains se demandaient comment il était « si riche » à la kermesse, où il dépensait parfois jusqu’à 5 francs ! …

Le grand-père Valentin avait l’habitude de mâcher du tabac, et il faisait sécher les chiques sur un muret du hangar. Le sale gamin est allé une fois remplacer les chiques par des crottes de pigeon…

Il avait déjà 6 ans lorsqu’il a commencé l’école, chez les Frères des écoles chrétiennes, à la rue de la Religion. Les trajets, à pieds, étaient longs, mais il les allongeait encore, car il accompagnait volontiers des camarades, reconduisait filles et garçons vers Monstreux et Bornival. Il reprenait ensuite le chemin d’Orival en direction de La Loge.

En même temps, il était chargé de toutes les « commissions » à Nivelles. Celles de la ferme : il portait et ramenait les outils à réparer chez le forgeron, ou les licous chez le bourrelier. Et celles du ménage. Entre autres, il rappelait la déconvenue des servantes, parmi lesquelles Marie Fouche du hameau St Pierre : leur cuisson de pain pour la semaine ne « revenait » pas. Sous cape, il riait… Chaque semaine, chargé d’une cruche, il avait la mission d’aller la remplir de levain de bière à la brasserie Duvieusart, au faubourg de Charleroi. Jouant, courant, … faisant tourner la cruche, elle se déversait parfois en cours de route. La source de Saint Pierre était bienvenue pour sauver les apparences en complétant le contenu, éviter les remontrances… et les coup de pieds au cul !

Il a eu un de ces vélos primitifs, sans frein ni pédales, une draisienne. Mais un jour, il est tombé avec dans le ruisseau qui coule dans la vallée, au bas du Bois du Sépulchre. L’eau était à moitié polluée par les écoulements de purin des fermes des alentours ! Alors, son frère Louis, qui se sentait responsable, ne voulait plus qu’il s’en serve et l’a donné à quelqu’un d’autre.

Il aimait s’amuser

À 12 ans, ses bras étaient attendus à la ferme, sa maman était malade, on parlait de langueur, à l’époque ; peut-être la leucémie ? Bref, la main d’œuvre était utile, précieuse, nécessaire. Il avait 15 ans quand elle a eu une nouvelle crise, plus aiguë. Pour aller prévenir le docteur, il a sauté à cru sur l’un des poulains qui n’avait jamais été dressé et, s’agrippant à la crinière, il a descendu le Mont-Saint-Roch en plein galop, jusqu’à Nivelles, comme il faisait parfois dans ses jeux, sur le temps de midi, profitant du fait que son père et son frère faisaient la sieste.

Une fois jeune homme, il allait à la procession de Bois-Seigneur sur un cheval sellé. Mais pour se rendre aux kermesses, il montait sans selle, car on ne lui permettait pas de prendre un cheval pour cela. Il y allait donc en se tenant à la crinière d’un jeune cheval, après lui avoir quand même mis la bride.

Il aimait s’amuser et danser, et il avait du succès à la ducasse de Bornival. Plus tard, il a appris à ses filles la valse, la mazurka, la polka, que Marie-Madeleine et Odile jouaient au piano. Pour cette dernière danse, il disait qu’il fallait lever la jambe bien haut et la faire tourner.

L’autodidacte commente la politique

Il a pleuré, une des rares fois de sa vie, le jour du tirage au sort : il aurait voulu faire son service militaire ! Son rêve était de s’engager ensuite dans l’armée, ce qui lui aurait permis de poursuivre des études. De son temps d’école, il avait conservé une mémoire remarquable de la géographie de la Belgique, dont il dessinait la carte à la main levée (il avait aussi un bon coup de crayon pour dessiner un pigeon d’un seul trait). Il a toujours regretté d’être tombé sur un frère des écoles chrétiennes qui ne l’aimait pas, ce qui le faisait râler. A cause de cela, il n’a pas persévéré à l’école (à peine trois ou quatre ans), ce qui ne l’empêchait pas de lire beaucoup, en autodidacte. Plus tard, ses enfants se rappellent son esprit critique lorsqu’il lisait le journal, La Libre Belgique, faisant ses commentaires en des termes crus et impitoyables pour les magouilles politiques et la lâcheté des politiciens.

« J’ai toujours vu papa lire », écrit sa fille Odile. « Dans mes souvenirs, ce fut d’abord ‘Le Boerenbond Belge’ (dont le siège était à Louvain), reconverti ensuite en ‘Alliance Agricole Belge’ pour les francophones. Il commentait avec son bon sens ‘La Libre Belgique’ et tous les événements politiques, et son sens critique – honnête – lui faisait prendre distance par rapport au journal plutôt partial et surtout « mindjeû d’sincîs » à l’époque (année 1924/25). Il invectivait le ministre Van Zeeland qui montrait le mauvais exemple en allant planquer ses sous en Amérique. »

Ferdinand Courtain (surnommé Didi) raconte, ça l’avait frappé quand il allait à la ferme de Dinant, comment Bon Papa Piret s’installait au bout de la table, en face de son épouse, ouvrait sa « Libre » et faisait ses réflexions
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Ascoutez ça ! Les minisses vont d’aller tchîr d’su les boulevards à Bruxelles : èl cabinet du gouvèrnemint est tcheû.

Sa fille Marie-Louise pense qu’il aurait plutôt dit Quote:

« èle tchiyote du gouvèrnemint… ».

Alors, sa femme intervenait :
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Adolphe, il y a moyen de dire cela autrement !

Il s’est passionné pour la politique à l’époque de Rex, pour qui il avait, au début, avant 1936, des sympathies. C’étaient des grandes discussions avec l’oncle Edgard Hanne, qui était plutôt libéral, mais qui a lui aussi été favorable au mouvement. La campagne de 1938-1939 a été particulièrement passionnée.

Son intérêt pour la politique et son engagement à suivre les multiples programmes électoraux restent liés dans les souvenirs de ses enfants à la mise en route de la lampe à acétylène de son vélo adossé a la table de la cuisine, qui était aussi la table de travail pour les écoliers faisant leurs devoirs autour d’une grosse lampe belge au pétrole. Cette opération de mise en route de la lampe se faisait dans le silence : les filles craignaient les vives impatiences de leur papa quand la lumière jaune et falote ne jaillissait pas du premier coup. Dans ce cas, il n’était pas avare de jurons. Défense de rire ! Reste l’impression olfactive de l’odeur du gaz, assez déplaisante, que provoquait l’arrivée d’eau sur le carbure. « Ouf, nous respirions après ce départ mouvementé vers Nivelles ! ». Mais durant tout ce temps, son épouse, Julia Tamigneaux, lisait imperturbablement sa gazette, confortablement installée près du poêle.

Par contre, elle essayait de le faire taire quand un colporteur passait. Il s’écriait alors :
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V’la co in martchand d’capotes anglèses.

Mais les garçons insistaient pour savoir ce que c’était. Adolphe Piret riait, les épaules secouées.

Le goût du pèkèt

Ce n’était pas un grand buveur de bière, il préférait l’alcool sec. Du spirituel au spiritueux, il n’y a qu’un bref écart phonétique. Le second sonne plus masculin… ? Il avait sa petite cuite, légère, quand il allait au marché tous les samedis. Son épouse et ses filles portaient le beurre à plusieurs places, puis faisaient les achats et revenaient chez l’Oncle Edgard Hanne et la Tante Maria Tamigneaux, lieu du rendez-vous, à la quincaillerie sur la grand-place. Pendant ce temps, il faisait la tournée de ses amis. Au retour, il était joyeux et excité, et il faisait trotter le cheval à toute allure, ce qu’il ne faisait pas en autre temps. Les filles rentraient à vélo.

On se souvient d’une fameuse cuite le jour où il est revenu d’un Congrès Eucharistique à Malines, sans doute en tant que membre de la « Ligue du Sacré Cœur ». Ses amis et lui avaient probablement prévenu une petite soif en buvant « de la goutte » dans le train. On a su plus tard qu’ils s’étaient amusés avec le chapeau boule d’un voyageur, et qu’il l’avait, finalement, envoyé par la fenêtre. Il a fallu que deux voisins, Victor Gheude et Victor Minet, le ramènent à la ferme de Dinant. Sa femme était en colère. Elle l’a fait asseoir sur une chaise dans la cour. Mais c’est la seule fois qu’on l’a vu malade à ce point.

A Baulers, au nouvel an, c’est un souvenir personnel, on buvait du porto, un porto très doré, commandé par ma grand mère à un marchand de vin qui passait. Quand elle portait du beurre dans un magasin du coin de la rue de Mons, elle s’y approvisionnait en alcool : élixir d’Anvers, qu’elle-même aimait bien, fine ou cognac, parfois du genièvre blanc, mais jamais du Chassart, semble-t-il. C’est au même magasin qu’elle prenait les cigarillos que Bon Papa fumait.

Adolphe Piret était rude dans l’expression de ses sentiments. Il n’appelait jamais ses filles par leur nom, mais leur donnait du « vieille niniche », ou bien « crapaude » (mais le terme, pour les wallons, n’a pas la connotation négative que nous lui donnons), voire « tchiyote ». Maman dit qu’elle en avait peur, car il était bourru, mais qu’en même temps il était rassurant, donnait l’impression de solidité. Il inspirait confiance.

Il pouvait être impressionnant pour les enfants, voire leur inspirer de la crainte. Ses petits enfants devaient manger à côté de lui, et il exigeait qu’on mange de tout. Certains détestaient particulièrement les patates sur lesquelles on mettait les endives frisées étuvées, le tout était arrosé de lard et de sauce de lard.

Mais ses enfants donnent une autre vision que celle d’un papa rouspéteur : il chantait beaucoup en travaillant, et ses filles suivaient. « On travaillait dur, mais il savait rire et agrémenter le travail. Il encourageait toujours, et se rendait compte qu’on en demandait beaucoup pour des enfants de 9, 12 ans, alors, il encourageait :
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ça s’ra bîn râte fini !

L’une d’elles, Odile, se souvient du jour où elle en avait marre d’entasser (ranger les bottes de grains dans la grange), elle n’en sortait plus, Emile Prévinaire envoyait deux bottes à la fois. Alors elle a laissé monter le tas en plein milieu du « maf », les gerbes placées dans tous les sens, sans arranger. Il n’a rien dit sur le moment, ce n’est que plus tard qu’il a fait la réflexion lorsque la machine est venue pour battre les grains :
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Avez réyussi n’sakè, les flaminds ont yeû du maû !

(vous avez réussi quelque chose : les flamands – ouvriers saisonniers qui accompagnaient la machine à battre – ont eu du mal !).

Pendant la guerre, au retour de l’évacuation, quand il a vu sa maison détruite, le toit soufflé par une torpille tombée tout près, et qu’il a découvert que les chevaux avaient disparu, il a eu un tel choc qu’il n’a plus jamais été le même : il ne chantait plus ! C’est la seconde fois où il a pleuré.

Ah les après-midi de dimanche, quand il étendait une couverture grise par terre et qu’il jouait avec ses enfants. Les filles et les garçons grimpaient sur son ventre et faisaient beaucoup de bruit, ce qui n’empêchait pas son épouse de lire imperturbablement ou de somnoler « au culot » du poêle de Louvain. « C’était un papa rigolo ! »

Un franc-parler

Il disait ce qu’il pensait… A l’époque où la maison a été envahie par les garçons, les futurs beaux-fils, – et ils ont débarqué presque tous en même temps ! -, il faisait ses réflexions, et il y avait de quoi, parce que cela débordait. L’un était plutôt saoulant, l’autre plongeait directement à la cave en entraînant un troisième. Il rouspétait avec sa grosse voix rocailleuse :
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Sacrè godomes ! Wétî ça toutes les boutèyes ! y n’faut nî vos gin.nér !

Mais on n’en tenait pas compte.

Moi aussi, j’avais peur de mon Bon Papa. Il avait une certaine rudesse dans l’expression de ses sentiments. Pourtant, un jour que nous étions entassés la Citroën noire – le fameux modèle que l’on voit dans tous les films de guerre français ! – j’étais assis sur ses genoux. La cendre brûlante de son gros cigarillo m’a touché la main par accident, peut-être que j’avais fait un faux mouvement, et ma réaction a été très vive. La brûlure était tout à fait superficielle, mais il a eu l’air tellement malheureux que j’ai compris combien il était gentil et aimait ses petits enfants. Il lui est arrivé de pleurer parce qu’un de ses petits-fils avait été puni !

Il était énergique et volontaire, mais quand même bonasse. Dans bien des occasions, il s’est laissé avoir par les autres. Il était alors en colère, parce qu’il ressentait très fort les injustices. Lui-même était foncièrement honnête et ne supportait pas qu’on « spotche les p’tits ». Il lui arrivait de se buter.

Pendant la guerre, il a fait partie de la commission des grains avec d’autres gros fermiers. Ceux-ci taxaient surtout les petits. Ils leur attribuaient des rendements de 28 sacs, tandis que les gros fermiers n’étaient renseignés que pour quatre. (La différence me paraissait tellement énorme que je l’ai fait remarquer à mes informateurs, et que j’ai fait des recoupements ailleurs que dans la famille directe. On m’a assuré que l’écart était aussi grossier et flagrant !) Du coup, Adolphe Piret fulminait ; et comme il avait son franc parler, il a dit ce qu’il pensait aux membres de la commission. Mais, trop dégoûté, il a démissionné. A quoi sa femme a répliqué :
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Vos avez co fé a vos tiesse, et ça n’dira nî mieù pou ça !

De fait, ce fut pire avec le remplaçant, qui en a profité au maximum.

De la ville à la ferme

Contrairement à son mari, Julia Tamigneaux avait fait des études prolongées. A l’école du Sacré Cœur, elle était devenue régente technique professionnelle déjà à 17 ans. Elle a toujours eu du goût pour les belles toilettes, et les photos où l’on voit les sœurs Tamigneaux peuvent témoigner de leur bon goût. Elle a conservé dans un coffre du grenier les patrons en papier de soie de ses robes, jusqu’à ce que ses filles les découvrent un jour et s’en fassent des parures fragiles, à grands coups de ciseaux. Elles se les étaient attachées au corps avec des ficelles pour danser. Tout fut anéanti. Ses filles Odile et Colette se souviennent aussi de la robe qu’elle portait pour le mariage huppé de la cousine Octavie avec un ingénieur des mines : rose, avec des dentelles noires cousues du haut en bas. Julia avait beaucoup de goût et choisissait bien les vêtements de ses filles.

« Bourgeoise » de Nivelles, la cité Aclote était au centre de sa culture, et elle voulait que ses enfants fassent leurs études à la ville plutôt qu’au village. C’est ainsi que les filles sont allée au Béguinage, tandis que les garçons ont fréquenté les Frères des écoles chrétiennes et le Collège Sainte Gertrude.

Mais la famille Tamigneaux gardait des attaches paysannes : toutes les sœurs devaient, chacune à son tour, aller à la Petite Cense, située près du Bois du Sépulchre, qui était le berceau familial. Elles devaient faire le ménage pour leur frère Rémy, qui était célibataire, et qui avait repris l’exploitation après son oncle. A la ferme, on voyait encore la trace d’une bouilloire qui avait été jetée violemment contre le chambranle d’une porte : Julia Tamigneaux était capable de grosses colères.

C’est d’ailleurs à la faveur de ces trajets entre la Petite Cense et Nivelles qu’Adolphe Piret et Julia Tamigneaux se sont connus : ils se rendaient à pied à la collégiale Sainte Gertrude, qui était leur paroisse, pour la messe du dimanche. Mais s’il n’avait d’yeux que pour elle, elle ne le regardait pas. Elle était de la ville, fière, bien habillée. Il la regardait plein d’admiration. Il était, et il est resté, un peu rustre dans ses manières et sa façon de s’habiller. Elle ne faisait pas attention à lui.

Un couple amoureux

C’est lui qui l’a abordée, et rudement, en lui disant quelque chose comme : « Vous n’êtes pas mieux que moi parce que vous avez l’air d’une princesse ! ». Et ils ont continué ensemble leur chemin. Il lui a raconté un peu de sa vie, et elle s’est laissé apitoyer d’abord, puis elle est devenue amoureuse.

« Ils ont vraiment donné l’exemple d’un couple fort uni ». Il a toujours gardé cette sorte d’admiration pour elle et ne faisait rien sans prendre son avis. Il était entreprenant, courageux, optimiste. Il avait de la vigueur, n’avait pas peur de travailler et de mouiller sa chemise. Elle tenait les comptes et était garante de la santé financière de l’entreprise familiale. Quand il allait vendre un coq au marché, il le lui montrait et demandait combien elle donnerait pour ce coq.

Elle était amoureuse de son homme, cela se voyait, mais elle n’était pas maternante pour autant, bien qu’elle ait eu trois ans de plus que lui. C’était une relation peu démonstrative, mais sincère. Ils ne se sont presque jamais disputés, sauf à la période de la ménopause : elle était plutôt nerveuse et sensible. A cette époque-là, elle a paru supporter moins bien son mari, il y avait quelque chose, comme un état dépressif, mais qui fut passager.

Deux fortes personnalités

« Papa et Maman tellement dissemblables, deux fortes personnalités ! » dit leur fille Marie-Louise : il y a eu des disputes, où Maman tenait tête. Ils étaient réservés dans l’expression de leurs sentiments, mais elle se souvient d’un geste affectueux quand son papa a été accidenté. Le cheval, Mouche, avait glissé sur la route, et une voiture était venue les percuter tandis qu’il essayait de le relever : il avait eu le bassin démis. On avait installé son lit dans la cuisine, et ce jour-là, elle l’a embrassé.

Odile dit souvent « têtu comme des Piret », et je l’ai entendu répéter par d’autres de la famille. Pourtant, j’ai l’impression que mon grand-père était surtout l’homme des coups de têtes, mais qu’on pouvait le faire changer d’avis. Tandis que ma grand-mère tenait tête, obstinément. Marie-Louise me le confirme : il ne voulait pas que les garçons aillent à l’école chez les frères à cause de ce qu’il avait souffert de la part d’un maître qui l’avait pris en grippe. Mais Julia le voulait, et c’est finalement elle qui l’a emporté. Elle se souvient encore d’une autre anecdote : le jour où elle a dû aller traire pour la première fois (elle avait onze ans), elle ne voulait pas. Sa maman lui a tenu l’oreille pendant une demi heure jusqu’à ce qu’elle cède.

Elle n’était pas bavarde. Lui s’exprimait davantage et racontait des histoires. Elle n’expliquait rien et ne répondait pas aux questions de ses enfants, sinon par des non-réponses :

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– Maman, qu’est-ce qu’on mange ?
– Des ravôtes èt des crotes dè tchats tchôtes !

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– Maman, qu’est-ce que vous faites ?
– Des mandes à sots, s’i da deûs vos d’ârez yeùne !

Julia Tamigneaux, élevée comme une fille de la ville, ne savait pas cuisiner. C’est quand sa fille aînée Colette a repris ses études de Régente ménagère Agricole qu’on a commencé à mieux cuisiner, et plus varié. Sinon, c’étaient beaucoup de légumes cuits à l’eau ou de stotchèts : aux endives, aux poireaux, ou aux cabus, ce que certains détestaient par dessus tout. Il leur suffisait d’en voir pour éprouver la nausée…

Elle aimait beaucoup la soupe de lait, mais Adolphe détestait ça. Il disait :
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Vo sale soupe dè lait, vo sale cacaô, va co m’fé avwè mau m’tièsse !

Même chose pour le riz au lait :
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Dj’ai co yeû mau m’tièsse avè vos sale riz !

Comme il arrivait souvent que les boulettes ne soient pas assez cuites, il rouspétait :
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Co toudis vos sales boulètes à mitan cûtes !

Il trouvait que les œufs sur le plat n’allaient pas avec des légumes; pour lui, on les mangeait avec du pain. Il était quand même difficile… Quand il ronchonnait ainsi, elle ne répondait pas.

Et il y a tous les bons souvenirs, comme les « colôs » : on mettait le fromage gras sur la tartine et on l’approchait du poêle rouge pour le faire fondre. Ou encore l’énorme omelette au lard du dimanche que l’on mettait dans un grand bac carré et qui cuisait lentement dans le coffre du poêle. Quand on rentrait de la messe, elle était prête. Quel régal ! Et les harengs secs, fumés, que l’on déposait sur une grille, au-dessus du feu, et qui suintaient leur huile parfumée ! On s’en léchait les doigts.

Marie-Louise avait les mêmes goûts que son papa : lorsqu’elle allait à l’école, les tartines garnies de « croquilles » de lard (bien cuit au four, croquant) accompagnées d’un verre d’eau, lui suffisaient. Les autres prenaient un repas complet et chaud.

Lectrice imperturbable

Mais le souvenir unanime laissé par Julia Tamigneaux est celui d’une lectrice imperturbable. Le monde pouvait bien voler en éclats tout autour d’elle, ses petits-enfants courir en rond d’une pièce à l’autre et la frôler en passant, elle était absorbée dans la lecture du journal, du roman de « Bonnes Soirées », et d’une flopée de revues de toutes sortes.

Ce goût de la lecture, elle l’a transmis à ses enfants et à la plupart de ses petits-enfants ravis de se plonger dans un roman ou une bédé, ou de consacrer du temps à une lecture plus sérieuse…

Julia Tamigneaux est décédée à la ferme de Dinant le 2 mars 1962. Adolphe lui a survécu un peu plus de deux ans, jusqu’au 20 septembre 1964.

Mon papa, Adolphe Piret

C’est toujours le sourire bleu de ses yeux, le chaud de sa voix, son accueil chaleureux, sa sincérité, ses mains actives. Ses ingénieuses trouvailles pour chaque situation. Un bout de ficelle, du fil à fagot, un gros boulon, c’étaient sa caisse à outils.

Bougies, lanterne à pétrole, et promenade surveillance à 19h00 à chaque rang de cochon, à chaque étable. L’hiver, c’était la chasse aux pierrots nichés en masse dans la paille posée sur les solives mal équarries de l’entrée arrière de la cour. C’était aussi la rentrée des poules, pour les préserver du froid, vers leur poulailler déserté dès le printemps, au premier soleil, trop chaud, trop noir, malodorant, mal éclairé par la seule « bowète » qu’on atteignait par l’échelle grasse, mouillée, dangereuse.

Ingénieux dans ses trouvailles langagières, ses expressions venant tout droit du Hameau de Saint-Pierre à Nivelles. C’est aujourd’hui encore que l’on savoure avec plaisir ce wallon à l’accent particulier. Miam… Que c’était bon ! … et de commencer à conter une histoire de famille peu banale. En premier lieu, la sienne, celle, savoureuse, avec son grand-père Valentin, dont il était le chéri, et qui le défendait d’un grand frère, Louis, plus sérieux, plus sévère, rangé ! et qui aimait par-dessus tout les chevaux. Papa préférait les bovidés. Déjà il voulait améliorer la race et les produits sélectionnés. Il « chipait » à son frère l’avoine des chevaux, seul supplément pour son élevage à lui, et dont il était très fier ! Cela a marqué très fort son enfance.

… Âgé et sénile, durant ses nuits agitées, son obsession était toujours de retourner à « La Loge », conduire ses bœufs au piquet sur le coucou qui complétait la nourriture à l’arrière-saison, quand les prés sont rasés.

Il n’avait pas froid aux yeux, était dynamique, ayant perdu ses parents à 20 ans. Ayant débuté avec une petite exploitation, à Arquennes, il a osé entreprendre et acheter terres et ferme à Baulers. C’est là que sont les meilleurs souvenirs de notre enfance. Les six filles et les 3 garçons ont tous eu l’image d’un papa attentif et bon.

Baulers, la ferme de Dinant… Bien dans sa peau, c’est l’impression qui m’est restée à l’esprit, même s’il affichait parfois des airs tourmentés par Dieu sait quoi ! Il donnait de lui une image de simplicité. Un homme heureux avec maman qui calmait son esprit d’aventure, son franc-parler. Leurs deux énergies venaient de leur très rare couple qui s’admirait et s’aimait. A deux, aucune rivalité. Ils ont bravé ensemble les difficultés pécuniaires, les soucis… en chantant, en riant, en pleurant parfois.

Je l’aimais bien, ce papa !

Odile

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