Noces de Cristal

24 décembre 1989 : 15 ans de mariage pour Marie-Jeanne Meurs & Fernand Letroye

Irène leur avait fait la surprise de reprendre, pour le réveillon de Noël, le menu du 24 décembre 1969 ! Le gâteau d’anniversaire avait été préparé avec Anne-Catherine et Anne-Sophie. Le secret avait été bien gardé par tous !

Il y eut, au cours du repas, un discours composé par un admirateur (de longue date) de Marie-Jeanne : j’ai nommé Mario Gorgonzola, pseudonyme de Léon Trucain, lui-même anagramme incomplet d’un baulersois bien connu de la famille. Beaucoup devineront facilement. Ce discours nous semble digne d’être repris dans l’intégralité de son exagération. Il commence par un prologue, une mise en scène…

L’orateur se lève pesamment, alourdi par un plantureux repas, et gêné dans ses mouvements par le peu d’espace dont il dispose. Il plonge la main dans la poche de son vêtement où il a pris soin de glisser son texte (sinon c’est raté, avec cette marmaille on ne le retrouvera plus). Il extrait de la dite poche le manuscrit de son discours de jubilé. Il boit une gorgée de vin, pour éviter qu’on ne vide son verre à sa place, et pour s’éclaircir la voix. Il toussote académiquement. Il laisse passer quelques instants, majestueux, immobile, souriant, pour que le silence s’établisse, et pour permettre aux assistants d’admirer sa magnifique carrure, sa noble prestance et son mystérieux magnétisme…

(ça y est…)

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Ma bien chère sœur, mon cher beau-frère,

C’est avec une émotion indescriptible que je viens de me lever, que j’ai extrait ces feuillets de mon porte-feuille qui s’en sent (1) tout dégonflé, et que je prends la parole en chevrotant parce que je suis ému (2).

Voici vingt ans, jour pour jour, la grande ruche fondée par nos père (3) et mère, oncle (4) et tante, vrombissait étrangement, profondément, largement, longuement, hautement, en un mot inaccoutumément, comme à la veille d’un essaimage. Et tout compte fait, c’était un peu ça : vous alliez essaimer, et vous aimer définitivement, ardemment, et pour l’éternité, dans tous les sens attribués à ce verbe universellement galvaudé, mais jamais usé.

Certes, on était en décembre, et « il fallait le faire » comme ont dit néo-classiquement de nos jours, car les glaçons ne provoquent pas l’effervescence. Mais vous le fîtes ; vous sûtes le faire, aidés, il est vrai, par le solstice de décembre, toujours bénéfique pour votre famille qui vit, en 1954, à la même époque, éclore une autre merveille… (a) Mais passons, ce n’est pas de cela qu’il s’agit en cette heure solennelle.

La cérémonie fut grandiose mais pétillante. Dans notre basilique paroissiale, puis dans notre cathédrale familiale – je le souligne : pas dans un lieu public et anonyme, comme ce fut trop souvent le cas -, vous trôniez tous les deux immatériels, somptueux, en noir et blanc comme dans les grands classiques, parmi vos parents, oncles (5) et tante, frères, sœurs, cousins, cousines et assimilés, dont la plupart étaient encore joyeusement célibataires, jeunes, sans souci et sans barbe, à l’inverse de ce que l’on constate (6) maintenant.

Assez tard dans la vêprée, Marie-Jeanne, vous vous êtes mise à découper des morceaux de voile et à les offrir à vos admirateurs, comme Ste Thérèse le fait encore avec des pétales de roses.

Puis, soudain, à un moment qui n’est pas fixé dans les souvenirs, vous vous êtes évaporés tous les deux, aspirés par la pleine lune et par des millions d’étoiles filantes. Il fit un peu plus froid. Ce phénomène physico-chimique, ou psycho-somatique, accompagne toute évaporation, mais la douce chaleur de la fraternité ambiante, la fragrance du festin, le fumet des breuvages et la pétulance d’Angèle Goossens (b), empêchèrent qu’on ne ressentît trop cruellement cette chute de température.

Et la roue se mit à tourner… Avec votre ardeur légendaire, et sous l’œil débonnaire mais malicieux de Saint Lembulus (c) qui avait préparé votre union, vous vous êtes mis à construire une famille, à édifier des logements, à collectionner des merveilles, à arrondir vos propriétés. Vingt ans après, si Alexandre Dumas vivait encore, il aurait pu écrire quelques tomes à la gloire de votre épopée, de votre réussite, de votre prospérité.

Ce 24 décembre 1989, nous dénombrons, en un raccourci saisissant : cinq enfants légitimes, solides, intelligents et beaux comme des demi-dieux ; deux résidences, de plus en plus spacieuses, et bourrées de rares merveilles ; d’innombrables véhicules, utilitaires et de collection ; et un domaine en perpétuel agrandissement, regorgeant d’arbres et de fruits, de fleurs et de légumes, où les maîtres vous accueillent divinement, un gazouillis céleste (d) annonçant l’apparition, savamment progressive dans le verre mat du portique, d’Antinea, Souveraine de l’Anti-désert, aussi belle, aussi mince, aussi souriante, aussi redoutable que le jour de ses épousailles (7).

Et la roue continua à tourner. Avec votre ardeur inaltérée, et toujours sous le regard paternel de saint Lembulus, que l’on honore à Frasnes-lez-Gosselies, vous continuerez à rayonner d’énergie et d’efficacité, dévorant les manuels de philosophie, de théologie, mais aussi les guides artistiques et de bricolage, semant la bonne parole, mais aussi les belles fleurs et les délicieux légumes.

Comme toujours, la récolte sera bonne car, chez vous, le diable ne s’appelle pas « A quoi bon ? » comme chez Bernanos. Et logiquement, dans 20 ans, le 24 décembre 2009, vous serez les parents de dix enfants, toujours légitimes, solides, intelligents et beaux comme des demi-dieux. Il faudra, bien sûr, vingt autres années pour battre le record de vos parents, mais l’avenir vous appartient, et Saint Lembulus pourra demander l’aide de son frère, Saint Verrâgue, honoré à Thiméon. Vous serez, d’ailleurs, très entourés et beaucoup aidés.

Mais dans 20 ans déjà, vous aurez au moins quatre manoirs, entourés de douves, où les amis fouetteront l’eau avec de grandes rames de charme, pour faire taire les grenouilles pendant les accouchements. Et votre parc s’étendra sur plus de quarante hectares. Il sera entouré d’une riante cité où vivront vos enfants, beaux-enfants et petits-enfants. Il sera accoté d’une zone d’habitations sociales pour vos amis, vos serviteurs, vos disciples, ainsi que pour les services tels que couveuses, garderies, écoles, wasserettes, restaurants, et une centrale électrique. Le tout baignant dans les massifs de buissons rafraîchissants et de fleurs odorantes. Et Viesville s’appellera Troyes-en-Hainaut ; Luttre s’appellera Meursault-le-Bocage.

C’est pourquoi, avec les Anges et les Archanges, avec les Chérubins et les Séraphins, avec les Trônes et les Dominations, avec toute la milice de l’Armée céleste, avec l’Eglise militante et aussi avec l’Eglise souffrante qui espère que ça fera du bien quand ça s’arrêtera, nous chantons un hymne de louange à votre gloire, et sans fin, nous proclamons :

  1. Sanctus, sanctus, sanctus, Dominus Deus Sabaoth !
  2. Benedicta, tu, in mulieribus !
  3. Gaudeamus igitur, juvenes dum sumus !
  4. Sancte Lembule, ora pro eis !

Et enfin, « Temps d’m’arrêter, temps d’m’arrêter »
« Car mon gosier est desséché ! »

Que Notre Seigneur Jésus-Christ, sa Bonne Mère, Saint Joseph, et tous les saints vous tiennent toujours en leur sainte garde, et qu’ils vous protègent des médecins de tous sexes, des infirmières et des kinésithérapeutes !

Mario Gorgonzola
« Souvenirs en Salade », 22/12/1989

Notes de l’auteur :

(1) Expression rituelle recommandée par les ecclésiastiques.
(2) L’orateur laisse passer, en souriant, les exclamations intempestives, mais inévitables.
(3) Sans le « z » cher à Arthur Masson.
(4) Sans autre « z » cher à personne, la justice n’est pas de ce monde.
(5) Ici doit figurer le « z » mal aimé.
(6) L’assonance « con-con » est un signe des temps qui courent.
(7) Ce n’est pas du Mario Gorgonzola, c’est du Pierre Benoît, de l’Académie Française : belle leçon d’humilité de ce forçat de la plume.

Notes de la rédaction :

(a) La naissance de Noëlle le 15 décembre.
(b) Voisine folklorique qui réussissait toujours à s’introduire dans la maison.
(c) Marie-Jeanne se sont rencontrés au Lembulus, café de Frasnes, et ils s’y donnaient rendez-vous.
(d) À Viesville, le bouton de « sonnette » à la porte déclenchait un gazouillis d’oiseau.

Jean-François